L’homme universel

Il était installé dans le train quand je pris place à son côté, après l’avoir fait lever pour gagner le côté fenêtre.

La conversation s’engagea quasiment instantanément, je le sentais stressé. Il sortit une feuille de sa poche, pliée en quatre. Son billet de train. Me montra le numéro de siège et l’heure de départ écrits dessus. Je lui fis remarquer qu’il était à la bonne place mais pas dans le bon train. Je sais, il a répondu, le contrôleur m’a dit de m’installer là quand même.

Il se rendait quelque part dans le centre de la France, dans une ville dont je n’ai pas retenu le nom, interviewer une vieille tante pour reconstituer l’histoire de sa famille. 95 ans, la sœur de sa mère décédée trois ans plus tôt. C’est important de savoir d’où l’on vient, il insista.

Il avait dû quitter son hôtel à six heures ce matin-là, sans consommer le petit-déjeuner qu’il avait pourtant réglé pour rejoindre la gare à temps. Pour s’apercevoir en y arrivant que son train de 7h28 pour Vierzon avait été annulé. Il se rabattit sur ce train, le mien, une heure plus tard. Mais tout son programme prenait l’eau.

Il interpella le contrôleur qui remontait le couloir, lui tendit son billet. Je vous l’ai déjà dit, monsieur, répondit ce dernier, vous devez descendre à Vierzon, prendre la correspondance pour Bourges, puis celle pour Auxerre.

Mais pour les réservations ? s’inquiéta mon voisin de siège.

Vous verrez cela avec mes collègues, je ne peux répondre que pour ce train-ci, dit l’agent avant de s’éloigner sur un sourire poli.

Je ne vais arriver chez ma tante qu’en fin de matinée. On n’aura pas beaucoup de temps pour discuter, déplora-t-il.

Elle est compliquée alors votre histoire de famille ? lui demandai-je.

Il me dit que ses grands-parents étaient esclaves en Louisiane. Que lui est Français mais né en Côte-d’Ivoire. J’allais lui demander ce qui avait mené sa famille en France, quand son téléphona sonna et je l’entendis répondre en allemand. Une langue que je me surpris à bien comprendre dans sa bouche. L’allemand d’un étranger.

Immédiatement après avoir raccroché, il jugea nécessaire de me fournir une explication. Et ce n’était peut-être pas seulement pour justifier son accroc en matière de bienséance. C’est Heidi, ma femme, elle s’inquiète, elle me croyait déjà arrivé, dit-il en me montrant sur son téléphone la photo d’une femme plantureuse et souriante arborant de belles boucles grises.

Heidi, c’est un joli prénom, je lui dis. Il m’expliqua qu’elle s’appelait Haydée mais qu’en Allemagne on l’appelait Heidi, c’était plus simple. Qu’ils étaient mariés depuis trente-sept ans.

Haydée, c’est un prénom hispanique, je lui fis remarquer. Ca vient de ses parents, confirma-t-il. Vous vivez en Allemagne, c’est ça ? demandai-je. Depuis quarante-deux ans. J’y ai fait mes études, j’y ai travaillé et j’ai rencontré Heidi. Il ajouta qu’il avait soixante-sept ans et qu’il vivait à Berlin avec sa famille. Trois appartements dans le même immeuble. On est soudés, il dit, c’est important la famille.

Il me tendit à nouveau son téléphone pour me montrer sur l’écran une tribu métissée. Ma fille, ses deux garçons… Lui là, c’est Mickaël, il joue au foot au PSG en junior.

Ils n’habitent pas avec vous, eux alors… Je commençais à m’y perdre.

Ma fille habite à Argenteuil. Je viens la voir deux ou trois fois par an. Les autres habitent à Berlin, précisa-t-il en ressortant son téléphone pour me montrer la photo d’un tout jeune garçon dont le sourire s’ouvrait largement sur des dents blanches. C’est Ousmane, dit-il, mon plus jeune. Il a dix ans. Je l’ai adopté au Mali, je ne pouvais pas l’y laisser, c’était un gamin des rues. J’en ai adopté un autre, au Mali aussi, dix ans plus tôt. Moussa.

Vous avez combien d’enfants alors ? Moi, quatre dont deux adoptés.

Une belle famille multiculturelle, vous en êtes fier, n’est-ce-pas ?

Je le vis sourire. Alors je m’aventurai : Vous vous sentez de quelle nationalité finalement ?

Universelle, répondit-il du tac au tac. Je suis Français, mais je vis depuis tellement longtemps en Allemagne que je rêve et pense en allemand, alors je suis peut-être plus Allemand. Mais ni ma fille ainée ni ses enfants ne parlent cette langue, et mes autres enfants ne parlent pas bien français. Il faut que je leur explique d’où l’on vient, c’est essentiel.

Il s’était déjà rendu une fois chez sa tante pour l’interroger mais il avait encore besoin d’explications. Il devrait certainement revenir par manque de temps cette fois-ci encore, fichu train annulé. Ça lui coûtait du temps et de l’argent, mais c’était important de savoir avant qu’elle parte elle aussi.

Il me dit qu’il était à la retraite mais qu’il travaillait encore, « un mini-job comme on dit en Allemagne » d’agent de sécurité. Quarante-cinq heures par mois pour environ six cents euros. Lever à quatre heures pour prendre le poste à six heures. Boulot jusqu’à midi, deux ou trois jours par semaine. Cela lui convient bien de rester actif et d’arrondir sa pension.

Il est Statist aussi dans des films deux ou trois fois par an. Figurant, je lui soufflai. C’est ça, confirma-t-il. C’est facile, je suis inscrit dans un book et on m’appelle. Je vous montre, dit-il, en ressortant son téléphone. Je le vis alors se tenant droit sur une scène de théâtre, vêtu d’une cape rouge, coiffé d’une toque en astrakan. Vous n’êtes pas figurant là, m’étonnai-je. Non, je joue au théâtre aussi, on a joué Aïda à Berlin, Munich, Stuttgart, Francfort et Bonn.

Il embrayait sur des questions politiques – les jeunes qui ne veulent plus travailler, les prestations sociales trop proches du salaire minimum, le coût de l’accueil des immigrés… – quand notre arrivée à Vierzon fut annoncée. Il rassembla ses quelques affaires et descendit son sac du porte-bagage. Au revoir, me dit-il.

Je vous souhaite une bonne poursuite de votre voyage, je lui répondis, et une conversation enrichissante avec votre tante. J’espère qu’elle saura vous apporter toutes les réponses que vous souhaitez.

Des questions le concernant, lui et sa famille, j’en avais désormais moi aussi,  tout un éventail. Je le regardai à regret s’éloigner déplorant que les miennes restent à jamais sans réponse.

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