Archives de catégorie : Micro-nouvelles et autres récits courts

Wabi-sabi

Je me suis lancée, enfin !

J’ai participé à un atelier de kintsugi, depuis un moment cela me titillait, je vous en avais parlé. J’ai lu pas mal de romans (dont La patience des traces) et d’articles sur cet art japonais ancestral de la réparation de céramiques, qui consiste à souligner les défauts, à les sublimer, au lieu de les cacher. Un art qui demande du temps, de la patience où il est question de wabi-sabi et dont je voulais mieux appréhender la philosophie.

A l’hôpital des céramiques

Deux heures au chevet de mon pot cassé, à le recoudre, le panser, le perfuser avec de l’urushi, cette sève naturelle au coeur de la technique. L’observer et apprendre à connaitre son grain, sa blessure pour la magnifier sous la poudre d’or.

En soignant ma céramique, je pensai à mes propres cicatrices, à ces dessins que, devant le miroir de ma chambre, j’avais parfois tracés par-dessus, au stylo bille, avant de m’habiller. Une longue tige sur la balafre abdominale se ramifiant en autant de roses que de marques laissées par le passage de drains. Et un papillon sous l’omoplate droite, sur la couture qui enferme encore la chambre d’injection. Mes cicatrices ont blanchi, à n’être désormais qu’à peine visibles. Plus jeune, plus marquée, j’aurais, je pense, envisagé de prêter mon corps à un kintsugi de tatouages. Les analogies que je découvrais dans ces deux techniques me troublaient, mais la suite ne fit que m’ébranler encore un peu plus.

Quand l’incident surgit

Je quittai l’atelier ma céramique ornée d’or insuffisamment sèche, calée dans un sac à fond plat. Bousculade sur le quai du métro, sac serré contre moi dans une rame bondée. Je sentais vaciller la santé du pot. Quand je le déballai enfin sur la table de ma cuisine, je ne pus que constater ses nouveaux stigmates. Des filets d’urushi dorés dégorgeant de rouge, comme autant de sutures exhalant un pus sanguinolant. Il n’y avait rien d’autre à espérer que d’attendre la fin complète du séchage et imaginer comment composer un nouveau dessin en intégrant ses nouvelles imperfections. Dans un tatouage, dans un kintsugi, comme dans l’existence, aucun retour possible en arrière.

Que la patine triomphe

Quelques années plus tôt, j’aurais pesté contre cet accident, englobant dans mon courroux l’animatrice de l’atelier, les usagers du métro, la RATP et ma petite personne qui n’avait su gérer ce transport. Et certainement, bougonne, aurais-je remisé dans un coin sombre le pot mal foutu.

Je déposai ma céramique blessée sur une étagère de mon salon, bien en vue. Posai à ses côtés un chevalet de papier. Ne pas toucher, en séchage long, le temps de la résilience. Plusieurs fois je passais devant, je la regardais, me demandant si j’allais la retoucher ou bien laisser à nu les marques de son histoire. Mais l’évidence ne tarda pas à s’imposer, c’est ainsi que je l’aimais avec son rouge bavant sous son or, avec la patine et les cicatrices de son parcours de vie, avec sa beauté dans l’imperfection que les  japonais nomment le Wabi-Sabi.

Il n’était plus question de retouche.

draps froissés

Une nuit aussi blanche qu’une feuille

draps froissésElle tourne et retourne dans son lit. A chaque mouvement le bruissement de la couette neuve, comme celui d’une longue jupe en taffetas qui ondule sous les pas.

Le sommeil se refuse à elle. Une question la taraude, qu’elle ne parvient à laisser filer, à laquelle elle refuse de réfléchir pourtant. C’est dormir qu’il lui faut.

Coup d’œil au réveil posé sur sa table de nuit. 02 : 40.

Elle écoute la respiration régulière, légèrement sifflante, de son compagnon. Avec cet agaçant petit claquement sec clôturant chaque expiration.  Pfuiiii-clac. Pfuiiii-clac. Pfuiiii-clac. Elle imagine une membrane en caoutchouc posée sur la glotte qui se soulève et retombe sèchement quand le flux d’air se tarit.

A l’écouter, elle cale dessus sa propre respiration jusqu’à s’en trouver oppressée.

Elle se concentre sur ses pensées pour retrouver son propre rythme. Et retourne inévitablement vers sa question. Pas elle, pas elle. Demain elle y verra plus clair, elle trouvera une idée, enfin peut-être.

03:22.

Sa respiration s’apaise, mais tant qu’elle n’aura pas de réponse, sa nuit restera jour. Méditer, c’est ce qu’il lui faudrait.

Elle se force à écouter la rue pour apaiser son esprit. Entend le roulis d’une voiture sur la voie pavée. Depuis que les places de parking le long des trottoirs ont été remplacées par des arbustes, la voie est devenue moins passante. Désormais elle identifie chaque passage. Un autre bruit de moteur.

Une moto cette fois. Avec un coup d’accélérateur juste sous la fenêtre. Ce besoin toujours de faire vrombir un moteur, même dans la nuit. Pour se sentir puissant certainement, se rassurer, ça l’étonne toujours.

Des voix maintenant. D’hommes. Des cris plutôt. Une conversation, rien d’autre, animée, comme en plein jour. Elle peine à comprendre cet attrait pour le bruit, cette abstraction de la nuit, des riverains qui dorment.

Qui dorment presque tous. Parce qu’elle, elle ne dort toujours pas.  04: 09

C’est long une nuit quand l’esprit refuse de rendre les armes.

Une valise roule sur le trottoir. Elle connait bien ce petit bruit entêtant si caractéristique.

Elle en a même écrit une histoire, celle qu’elle a justement soumise au concours de l’année précédente. Et si elle ne lui a rapporté aucune récompense, elle en était satisfaite. C’est ce qui l’a poussé à se réinscrire.

Voilà ce qu’elle recherche, un sujet aussi intéressant. Non, non, elle ne veut pas se torturer les méninges, pas maintenant. C’est attendre la fin de la nuit qu’elle veut, il faut qu’elle dorme !

Comment l’avait-elle trouvé, ce sujet ?

Son pouls s’accélère tandis qu’elle réalise ce qui se passe. Elle vient d’arriver très précisément au point qu’elle cherche à éviter depuis son coucher. Se questionner !

Plus exactement se creuser la tête pour trouver le sujet de la nouvelle qu’elle doit déposer d’ici deux jours au concours de sa ville. Parce qu’elle s’y est engagée et que l’inspiration la fuit depuis.

Elle inspire profondément. Jette un œil désespéré au réveil. 05:12. Sa nuit est fichue. A éviter de penser, elle a perdu le sommeil et son temps. Et maintenant que son cerveau s’échauffe en vain, comment trouver cette fichue idée dans cette nuit noire et calme ?

C’est étrange une nuit quand on y pense. Parce qu’il ne se passe rien ou si peu en apparence. Mais c’est quand on n’attend plus rien qu’il arrive ce qui doit arriver.

Voilà l’idée qu’elle cherchait, c’est sa nuit qu’elle va raconter, en faire une nouvelle. Une nuit blanche pour que sa feuille ne le soit pas avec, à l’aube seulement, l’idée de la nuit blanche et de la feuille qui ne le sera pas.

Alors seulement elle s’endort.

05:54

 

Photo Pixabay par AJS1

pharmacie

Garantie nuit complète

L’homme entra d’un pas décidé dans la pharmacie et se campa devant le comptoir sur lequel une jeune femme triait des feuillets étalés. Bonjour !

Bonjour monsieur, répondit la femme, même pas la trentaine, en levant les yeux vers le sexagénaire aux traits tirés.

Je voudrais le nouveau produit pour dormir, demanda-t-il sans attendre qu’elle l’invite à s’exprimer.

La jeune femme haussa un sourcil, rangea ses feuilles d’un geste rapide et regarda l’homme. Quel produit, monsieur, vous pourriez être plus précis ?

Celui qu’on voit à la télé.

Marie, Préparatrice (c’était écrit sur son badge) serra les lèvres en une moue d’ignorance. S’agit-il de gélules ? De gummies ? interrogea-t-elle.

— Vous l’avez pas vu à la télé ?

—Non monsieur. Nous avons des gommes à la mélatonine qui sont efficaces.

—J’en ai déjà de ça. A la télé, ils disent « garantie nuit entière », c’est ça que je veux. Je suis insomniaque.

—Insomniaque comment, monsieur ?

—Insomniaque comme quelqu’un qui dort pas bien. Je me réveille trois ou quatre fois par nuit.

Marie quitta son comptoir pour se diriger vers une étagère pleine à craquer de boîtes et flacons divers. Nous avons des formules à base de mélange de plantes qui limitent les réveils nocturnes, dit-elle en saisissant une boîte bleue. La silhouette famélique s’approcha.

—C’est garanti nuit entière ?

—Garanti, non, mais ça fonctionne bien.

—Y’a quoi là dedans ?

—De la passiflore, de la valériane et…

—J’ai déjà tout ça. Je veux celui de la télé. Vous ne voyez pas de quoi je parle ?

Le visage de l’homme se chargeait de tics nerveux.  Marie fronçait les yeux, visiblement mal à l’aise. Non monsieur, je ne vois pas. Je vais chercher.

Elle s’empressa de repartir à son poste pour pianoter sur son clavier. Hum, c’est peut-être les gélules du Laboratoire Pioncer. Une boîte violette ? suggéra-t-elle en tournant l’écran de son ordinateur vers son interlocuteur.

Elle respirait mieux avec le comptoir entre eux, érigé en rempart.

L’homme fit la moue. Je sais pas, avoua t-il. Y’a écrit « garantie nuit complète ? »

—Non. Mais c’est une formule avec de la mélatonine à forte dose et à libération prolongée, et c’est nouveau. Nous ne l’avons pas encore reçue.

—La mélatonine, ça sert à rien. J’ai lu tout un Que Choisir sur le sujet, un  numéro rien que sur le sommeil, et il est écrit que la mélatonine ça sert à rien. Vous l’avez lu ?

—Non monsieur, je ne l’ai pas lu.

—Vous devriez.

—Assurément, monsieur, mais pour le moment je ne vois pas de quelle préparation vous me parlez, répondit Marie en jetant un regard vers l’entrée alors que des bruits de pas se faisaient entendre.

Certainement s’attendait-elle à ce que le pharmacien en titre revienne de sa course « je m’absente cinq minutes » et la sorte de ce pétrin, mais c’est un autre patient qui entrait dans l’officine.

—La mélatonine c’est de l’arnaque, poursuivait le sexagénaire à l’air fatigué. De l’ar-na-que ! Ils le disent.

—La mélatonine c’est pas utile et les antibiotiques pas automatiques ! clama le nouveau client qui venait de se coller lui aussi devant le comptoir, épaule contre épaule avec le mauvais dormeur. Mauvais coucheur aussi.

—C’est à la télé qu’ils disent ça ? interrogea ce dernier.

—Non, c’est moi qui le dis, répondit l’intrus en bombant le torse qu’il avait déjà rond comme une tarte soufflée.

—Heu… vous êtes ensemble ? s’enquit Marie après s’être interrogée un quart de seconde sur la justesse de la supposée rime.

—Vous dormez mal vous aussi ? demanda l’efflanqué en l’ignorant et sans paraitre le moins du monde indisposé par cette cohabitation forcée.

—Je fais de l’apnée du sommeil. Si vous saviez…

Marie coula un regard tendu vers la porte de la boutique qui venait à nouveau de s’ouvrir, et reprit courage à la vue de deux silhouettes, dont la blanche du pharmacien.

— Maintenant c’est réglé, je suis appareillé.

—Vous faites des nuits complètes ?

—Quasiment. Pendant longtemps j’ai bouffé du cacheton mais désormais je porte un masque la nuit et ça me change la vie. Des dodos de bébé mais sans doudou ni couche, ironisa le petit bonhomme rond sous le regard conquis de l’échalas.

— Vous avez regardé sur Doctissimo s’il y a des risques ?

—Messieurs, j’ai un autre patient à servir, s’interposa la préparatrice en adressant un sourire engageant au fond de la boutique, est-ce que je peux vous fournir quelque chose ? Ou alors je vous invite à poursuivre cette conversation à l’extérieur et à revenir nous voir une fois que vous vous serez mutuellement éclairés.

Tandis que les deux hommes se détournaient du comptoir tout en poursuivant leur conversation, elle échangea, avec son patron, un regard de connivence chargé de la fierté d’avoir bien mené son affaire avec les deux relous.

T’as rencontré Laurel et Hardy ? pouffa-t-il.

Elle lui rendit un sourire jusqu’aux oreilles tout en se demandant où elle avait bien pu entendre ces deux noms, elle ne voyait pas. Des personnages de BD peut-être…

Photo : Pixabay

Urgence au poste de travail principal

Je l’ai entendue dès mon entrée dans la station de métro. Un agent d’exploitation est prié de rejoindre d’urgence le poste de travail principal.

A nouveau lors du passage du tourniquet. Un agent d’exploitation est prié de rejoindre d’urgence le poste de travail principal.

Dans l’escalier qui mène au quai. Un agent d’exploitation est prié de rejoindre d’urgence le poste de travail principal.

Sur le quai où le train est annoncé dans six minutes. Un agent d’exploitation est prié de rejoindre d’urgence le poste de travail principal.

En boucle. Un agent d’exploitation est prié de re…

Dans une minute, la rame allait arriver. Un agent d’exploi…

– Qu’est-ce que ça peut bien être comme urgence ? interrogea la voyageuse qui se tenait tout près de moi.

– Je ne sais pas, mais j’espère qu’il n’y a pas péril. A ce rythme, il y a déjà des morts, lui répondit son compagnon.

–  Ils sont partis où les agents d’exploitation, y’en a pas un dans les parages ?

Un agent d’exploitation est prié de…

– Ils semblent que non ou alors ils ont autre chose à faire, rétorqua l’homme.

– Il est midi deux, ils sont certainement partis déjeuner, ironisai-je en n’hésitant pas à fourguer dans le même sac la RATP et la SNCF.

Cette absence de réaction à l’heure du déjeuner me rappelait quelque chose que voulez-vous…

Un agent d’exploitation est prié de…

– Je pensais qu’il y avait un roulement, il faut choisir son heure pour avoir un problème, poursuivit mon voisin de quai alors que la rame entrait dans la station. Il ne faudrait pas que le conducteur parte au secours du poste de travail principal.

– A mon avis, aucun risque, ils connaissent le truc entre agents, ce doit être un code de rassemblement pour aller déjeuner. Mais ils avaient tellement la dalle qu’ils en ont oublié de couper l’annonce et le stagiaire qui fait le planton en leur absence n’a pas le code pour accéder à la platine.

– On peut imaginer bien des scénarios en effet, s’amusa le voyageur tandis que nous montions dans la rame.

– et en écrire une histoire, ajoutai-je.

Image Pixabay (Dan Novac)

 

 

Le train qui n’aimait pas les feuilles mortes

La ligne de train Paris-Toulouse par Orléans-Limoges, Polt, c’est tout un poème. J’ai connu la période des trains 100% Eco qui promettaient le meilleur comme le pire, la série des défaillances en tout genre et désormais nous sommes dans l’ère Double effet Kisscool, raréfaction des trains et retards systématiques ! En gros, sois heureuse d’avoir réussi à trouver une réservation, tu ne vas pas te plaindre pour un peu de retard !

Un peu ? Jusque-là entre une demi-heure et deux heures de retard à tous les coups ou presque. Avec un tel traitement, les voyageurs réguliers engrangent les bons de compensation. Bien que cachée au fin fond des catacombes de l’appli SNCF Connect, la fonction Indemnisation G30, je la trouve désormais en 3 secondes chrono. Même les yeux fermés, je crois que j’y arriverais. Payer le plein tarif ne m’est pas arrivé depuis des années-lumière et comme les retards s’accentuent, la Sncf va finir par me payer pour voyager !

Et me nourrir aussi. Ah le panier collation avec sa sucette au caramel, je me damnerai pour ! En ouvrant la boîte la première fois, j’ai cru que la Sncf y avait assemblé à la va vite des victuailles pour nous faire patienter. Mais que nenni, au fil des retards, voyant toujours la même boîte m’être proposée, j’ai compris qu’elle avait été pensée pour être ainsi. Une conserve de taboulé, une biscotte, une gourde de compote, deux biscuits secs et une sucette. Au caramel, toujours la même.

Quelques calculs, j’ai le temps. Je suis bloquée à Argenton.

580 kms séparent Cahors de Paris. Grâce aux compensations financières, je dois payer moins de 25 euros par trajet en moyenne, ce qui nous fait un tarif de 4 centimes le kilomètre. Imbattable ! Restauration incluse certains jours. Le bon plan ! A se demander pourquoi Le Petit Futé n’en parle pas.

580 kms pour une moyenne de 7 heures de trajet, ça fait du 80 kms heure. Même avec un tacot on irait aussi vite ! En 7 heures, je pourrais être à New-York. Eh bien, non, je ne vais qu’à Cahors !

Et encore si la Sncf est d’accord, parce qu’aujourd’hui elle a décidé qu’Argenton-sur-Creuse avait assez de charme pour qu’on y stationne un certain temps. Un temps certain.

Je ne connais cette gare que depuis, récemment ajoutée au programme des réjouissances. Avant, on filait, si l’on peut dire, devant son nez sans y prêter garde (y prêter gare ?), maintenant on s’y arrête. Une gare de plus sur le trajet, quelques minutes supplémentaires. Tandis que Bordeaux devient la banlieue parisienne, Cahors se fait Vom, ville d’Outre-Mer.

Cependant comme les Parisiens face aux problèmes de métro, les voyageurs POLT subissent sans broncher. Aujourd’hui c’est le summum. 15 minutes de retard avant Orléans pour « défaillance technique d’un train devant nous », 40 mn en arrivant à Argenton. « Le train de marchandises devant nous ne peut avancer à cause des feuilles mortes sur les rails ». Personne pour balayer ? « Nous allons stationner pour une durée indéterminée » Le balayage des feuilles mortes, ça me connait ! Je vais aller me proposer. « Retard estimé à 1h 30 ». Encore une demi-heure et j’obtiendrai 50% de compensation et une sucette au caramel, faut toujours apprécier le bon côté des choses.

« Notre train va faire une manœuvre dans quelques minutes pour pousser le train de marchandises et dégager la voie. Nous allons faire tampon. » Le coup du tampon, on me l’avait pas encore fait celui-là. Pourvu qu’on ne nous fasse pas descendre pour pousser !

Les minutes passent sans que notre train ne bouge d’un iota. « Retard de 2 heures à l’arrivée à Cahors. Motif : incident de circulation. » Nous y voilà.

Alors on tamponne ou on tamponne pas ? Un voyageur s’est levé, a interpellé un contrôleur. Le coup des feuilles mortes, c’est prévisible quand même, non ? Les feuilles tombent à l’automne depuis la nuit des temps, vous n’allez pas mettre ce phénomène sur le compte du dérèglement climatique ! Vous supprimez des trains et pour ceux qui roulent, ça va de mal en pis. C’est quoi ce bazar ?

Il fallait qu’il exprime, il n’attendait pas d’explication. Il n’en a pas eue. « Faites une réclamation et une demande de dédommagement » a répondu le contrôleur. J’ai failli lever le doigt « je vais vous montrer ! ».

Le train ne bouge toujours pas. « Votre gare ne sera pas desservie. Motif : panne de matériel ». On nous loge en plus dans ce cas-là, dans le meilleur hôtel d’Argenton-sur-Creuse ? Je suis curieuse de tester.

« Je vous informe de la situation, nous attendons une décision pour pousser le train. Je vous tiendrai au courant. »

Si la direction part déjeuner, on est cuit.

De nombreuses grosses minutes plus tard : « Nous vous demandons d’évacuer le train afin qu’il soit vide pour tenter de déplacer le train de marchandise devant nous. Un autre train est attendu pour la poursuite de votre voyage. Prenez bien toutes vos affaires, n’oubliez rien, vous avez le temps. Rendez-vous dans la gare pour d’autres informations. »

Du temps, j’ignore si on en a tous mais ce qui est certain c’est qu’on va en prendre, qu’on le veuille ou non.

Les gens se lèvent, les manteaux s’enfilent, les valises se redressent, le train se vide sans grognements ni précipitation. Des dizaines de voyageurs se pressent vers la petite gare, autant restent sur le quai.

Je suis de ceux qui optent pour la gare, bêtement j’obtempère. Mais les informations restent dans le train. Du moins c’est ce que je me dis après un bon moment d’attente sans que le moindre agent Sncf ne pointe son nez dans l’exigu local. Les gens s’informent entre eux, vont à la pêche aux infos plutôt.

« Il faut aller sur le quai 1 » assène une femme. Des voyageurs la questionnent, « qui a dit ça ? pourquoi ? » Je n’entends pas ce qu’elle répond, mais comme d’autres je la suis. Le quai est bondé. Une voix faiblarde retentit dans le haut-parleur. Des oreilles se tendent. Train… retard de 1h30…  Toulouse… « Le train pour Toulouse doit passer à quelle heure ? » je demande. « Aucune idée, je n’ai pas compris », déplore un quadragénaire vêtu de noir. « J’allais à des obsèques à Limoges à 11 h. » « Ah oui… c’est mort », j’ai failli lui répondre mais je me reprends à temps, « l’heure est passée ». « Je n’ai plus qu’à repartir », il dit.

Quelques personnes quittent le quai en trainant leurs valises.

Un groupe se forme autour d’une femme en blouson rouge. Je l’entends parler de train, de car… elle parle fort, sûre d’elle. Ma voisine de quai part aux nouvelles en me confiant sa valise. « C’est une employée de la Sncf, elle dit qu’il va y avoir un train pour Toulouse mais qu’on pourra pas tous monter dedans. Que des bus vont arriver aussi » m’explique t-elle à son retour.

La femme en rouge arpente le quai. « Des personnes voudraient remonter à Paris ? » hurle t-elle. Des voix s’élèvent. « Moi ! » « Moi ! » « Rassemblez-vous, j’ai besoin de monde pour demander un train ». Et dans son téléphone, elle hurle plus encore « Mais enfin, y’a quelqu’un ? Y’a quel-qun ? »

« Ils s’en tamponnent » je dis. Ma voisine sourit. « Midi, c’est pas la bonne heure. La pauvre, elle a été envoyée au charbon et elle se démène, mais elle est bien seule ! »

A ce moment-là un train lancé à toute vitesse vers Paris traverse la gare en klaxonnant. « En plus, ses collègues la provoquent » ironise ma voisine.

Une voix dans le haut-parleur : « Un autocar est mis à disposition pour Limoges, un autre pour La Souterraine puis Souillac et Gourdon » Deux jeunes ricanent. « C’est joli Gourdon, mais c’est un trou. On fera quoi une fois là-bas ? » « Je vais à Brive, dit ma voisine, ca ne m’arrange guère. »

Un bout de banc se libère, j’y pose une fesse et me met à lire.

« L’intercité 36… Toulouse est attendu avec … 30 de retard ». « Un train pour Toulouse va arriver ? » s’interroge ma voisine de banc. « Il faut croire, je lui répond, ils ont peut-être sauté le dessert. »

A ce moment, on entend « Le train 3619 va entrer en gare, merci de vous éloigner du quai. »

« Le voici enfin », je dis en rangeant mon roman.

Mais je le reprends au bout de quelques minutes ne voyant rien venir, telle la sœur Anne du conte.

« Il va entrer en gare mais on ne sait pas quand » commente ma voisine.

« Le dessert devait être trop appétissant, z’ont pas pu résister . » Mais un klaxon retentit ma réplique à peine formulée, et un train vient s’arrêter devant nous.

Miracle.

J’ai l’impression que tout le monde parvient à y trouver de la place sans difficulté. Double miracle. Le Dieu de la Sncf est avec nous, enfin !

« Pour les voyageurs qui viennent de monter en gare d’Argenton, des boîtes repas ont été déposées sur les plates-formes de chaque voiture. »

« Et on n’a droit à rien, nous ! » raille un vieux monsieur.

« Ca se mérite, monsieur, je lui réponds. Pour la boîte en carton, il faut s’être levé à 5 h du matin et avoir patienté 3 heures à Argenton ! »

« On a quand même 1h30 de retard, nous »

« Pas assez ! Recalé ! »

Il rit. « Et qui a-t-il dans votre boîte ? Que je sache ce que je perds. »

« Alors… du taboulé… de la compote… une biscotte… un biscuit… et la fameuse sucette ! » je clame en la brandissant.

« En effet ! s’amuse t-il. Je regrette de ne pas subir plus de retard ».

« Je vous l’offre bien volontiers. »

« Merci, j’ai les dents fragiles à mon âge. On arrive à quelle heure à Brive ? » demande t-il en se tournant vers un autre voyageur.

« Je ne sais pas, je descends à La souterraine. »

« Vous n’allez pas à des obsèques ? »

« Si, à La souterraine. »

« Les obsèques à Brive, c’est moi » dit son voisin.

« Alors c’est pas les mêmes du coup » commente le vieux monsieur.

« Non, on n’est pas ensemble. »

« Ah… je croyais. Ce qu’il y a comme obsèques… »

J’ai failli lui parler de l’homme en noir.

Le jeune homme métis face à moi, que je reconnais comme un naufragé d’Argenton, arrête le contrôleur qui remontait le couloir en mode flèche. Pas assez rapide le mec pour réussir à ne pas se faire alpaguer.  « Je vais arriver trop tard à ma formation à Montauban. Vous pouvez me changer mon billet de retour ? » demande t-il en brandissant son téléphone. « C’est à vous de le faire, Monsieur, par l’application. »

« J’ai un billet non échangeable » insiste le jeune homme.

« Vous êtes en première et vous avez un billet de seconde, vous devez changer de compartiment. »

« Mais enfin monsieur… » interviens-je indignée. Mais le contrôleur est déjà reparti, encore plus vite qu’en arrivant j’en suis certaine. « N’importe quoi ! » commente le jeune homme en haussant les épaules. « La Sncf a certainement lancé un concours interne, genre Trophée de l’aberration, dont on fait les frais, je ne vois que ça. Il en en bonne place pour gagner celui-là… »

En riposte, je saisis une demande de compensation sur mon téléphone. Train en retard ou train annulé ? J’hésite. Puisqu’il faut un billet et un numéro de train, ce sera Train en retard. Mais évidemment le retard est incalculable pour l’application. « Votre situation va être examinée par nos services » affiche la réponse automatique. Examinez, examinez, j’espère que des feuilles mortes ne vont pas venir bloquer vos neurones…

Nous arrivons finalement à Cahors avec 3h40 de retard. En attendant que la porte du wagon se déverrouille, je me dis qu’à l’heure où l’humain veut coloniser la Lune, se rendre sur Mars, quand quelques feuilles mortes bloquent un train de marchandises et ralentissent le trafic ferroviaire de tout un axe, l’aventure finalement n’est pas là où on la croit.

Image par Aleksejs Ivanovs de Pixabay

Mauvais coups de dés

Nous connaissons tous des moments galère où rien ne semble fonctionner comme il faudrait. Je vous ai déjà raconté un voyage en train émaillé de péripéties. Il y a quelques jours, j’ai à nouveau connu une paire d’heures embarrassante.

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En panne de drogue depuis une petite semaine, je partis en sifflotant, bravant la pluie et le vent, me réapprovisionner dans le quartier chinois de Belleville. N’ouvrez pas grand les yeux, je n’ai pas dit à Barbès ou La Villette ! Il y a drogue et drogue. Pour ceux qui l’ignorent, mes drogues à moi sont au nombre de trois, au moins, l’optimisme, le chocolat et une décoction de plantes que me prescrit un praticien en pharmacopée chinoise, et que je ne peux acheter que dans une herboristerie spécialisée.

RER plutôt que métro

Premier obstacle de cette virée dans le nord-est parisien, un rideau de fer devant ma station de métro. Coup d’œil à l’appli de la RATP, que j’aurais dû consulter avant de quitter mon domicile, coupure de la ligne sur quelques stations en raison « d’un malaise voyageur ». Reprise du trafic annoncée dans la demi-heure. Jamais encore vu ça, qu’une station ferme pour un simple malaise, c’était louche.

Je revins sur mes pas pour prendre le RER. A Nation, je bifurquai sur la ligne 2. Tout allait bien jusqu’à ce qu’une femme s’assoie face à moi et se mette à tousser par à-coups comme un vieux diesel – c’est du moins l’idée que je me fais de ce type de véhicule. Je crois l’avoir regardée de travers avant de sortir un masque de mon sac. J’aurais dû me protéger avant…

Porte close à Belleville

Dans le 20e asiatique, toujours la même agitation. Il faut supposer ce quartier, comme d’autres, imperméable aux aléas climatiques. En remontant la rue de Belleville, j’observai à nouveau l‘oeuvre de Ben, constatai que l’accrochage de la pancarte n’était toujours pas terminé (c’est fait exprès ? Ah bon !). J’avais encore le nez en l’air quand je me heurtai à une deuxième porte close, celle de l’herboristerie.

En l’absence d’affichage, j’appelai Google à l’aide. Il ne ferme jamais sa porte celui-là. Ouverture réduite cette semaine à quelques heures par jour du lundi au jeudi. Et on était… vendredi ! Pas de chance.

Je repassai devant l’accrocheur velléitaire de pancarte sans le regarder tout à mes pensées sombres.

Ni métro ni RER

Je repris le métro dans l’autre sens sans oublier cette fois de cacher mon visage derrière un masque. En arrivant à Nation, je regardai l’heure et, la demi-heure étant très largement passée, me dirigeai vers la correspondance de métro. Mais  un ruban de plastique rouge et blanc m’arrêta net. Mince. Le « malaise voyageur » n’était pas terminé. Il a dû mal tourner, je me dis, tout en repensant à la grille devant ma station de métro… C’était pas un malaise, c’est tout. Encore un bobard de la RATP.

Quelles que soient les raisons de la fermeture, il me fallait reprendre le RER.

Je rebroussai chemin encore une fois. Mais là encore mes pas furent stoppés par un ruban dont le rouge criait lui aussi Ne me franchissez pas sous peine de  sanction !

Pas d’autre solution que de remonter à l’air libre où le vent et la pluie me fouettèrent le visage. J’aurais dû chausser des baskets plutôt que des mocassins légers. Et me vêtir un peu plus chaudement. Mauvaise appréciation. J’avais faux sur toute la ligne.

Un bus en sauveur

Il me restait un peu plus de deux kilomètres à parcourir pour retrouver la tiédeur de mon appartement. L’arrêt de bus le plus proche était blindé de silhouettes encapuchonnées et gonflées par les épaisseurs de lainage ou le vent. Un bus direction Château de Vincennes était annoncé dans les cinq minutes. Coup de chance.

Les pieds gelés, me cachant derrière des cirés pour éviter les éclaboussures, j’attendis parmi les voyageurs en peine qui s’interrogeaient Mais qu’est-ce qu’il se passe ? Ils ont dit qu’il y avait quelqu’un sur la voie, dit l’un. Un malaise voyageur, non ? dit un autre. Moi j’ai entendu Accident grave, objecta le troisième. Mais le RER et le métro ne passent pas par la même voie, observa le quatrième. Comme moi, ils n’ en savaient rien et toutes les suppositions étaient possibles.

Quand le véhicule se présenta, je jouai des coudes, marchai à petits pas comme un manchot, coincée dans la foule, pour y monter.  Serrée mais au sec, je regardai d’un air compatissant les malheureux  restés sur le trottoir. Un bus suit dans deux minutes, leur lança le chauffeur. Je me réjouis pour eux. Mais je déchantai presque aussi vite. Vous avez bien compris que le terminus est Cours de Vincennes ? Des voix s’élevèrent. On n’avait rien compris du tout, c’était quoi ça encore ! Le prochain bus, c’est pareil. Terminus Cours de Vincennes. Le brouhaha se poursuivit le temps que le bus reprenne sa route. Personne n’était descendu.

Il y a dans le Parisien standard un ressort de cassé, celui de l’indignation du quotidien. Il râle, il bougonne, il est triste, c’est sa façon de résister, lui qui ne trouve même plus anormal de passer une heure dans un bouchon sur le périphérique, deux heures dans le train pour traverser la ville, de rentrer chez lui après 22 heures, de parcourir à pied deux kilomètres pour palier les ruptures de transport en commun. Un quotidien exténuant, des conditions regrettables dont il s’accommode.

Quelques centaines de mètres plus loin, les portes du bus s’ouvrirent. Terminus !

Marcher en dernier ressort

Tous les passagers descendirent sans rechigner, sans même interpeler le chauffeur. Preuve qu’ils digèrent vite. Des têtes se tournèrent, à droite, à gauche, pour tenter de saisir un providentiel moyen de poursuivre la route. Et la foule s’ égrena.

Il me restait un gros kilomètre à parcourir. Je tirai ma capuche en avant, rangeai mes lunettes dans ma poche, acceptai pour de bon que mes chaussures fassent baignoire et  le bas de mon pantalon serpillère, et j’avançai d’un bon pas.

Un détour chronophage

Mouillée pour mouillée, je jugeai préférable de faire un petit détour par ma supérette de quartier pour ne pas avoir à ressortir en fin d’après-midi. Besoin de trois bricoles, et de chocolat aussi, vous l’avez compris, en bonne camée. Ca n’aurait dû me  prendre que cinq minutes, mais c’est toujours pareil, les bricoles s’aimantent. On en saisit deux et y’en a douze qui vous sautent dans les mains ! Pire que des puces.

Je me présentai enfin à une caisse automatique, un miracle qu’elle soit disponible,  les bras chargés et m’appliquai à scanner les articles les uns après les autres avant de les poser sur le plateau, tandis les files s’étiraient aux caisses manuelles. J’étais ravie de ma bonne fortune, j’allais pouvoir rentrer chez moi sous peu.

De file en file

C’est quand il fut question de payer que l’affaire se gâta. Carte refusée. Carte refusée. Hors service. Trois essais et au revoir ! Au-dessus de la caisse, la lumière verte rougit de colère, alertant le vigile. Encore ! dit-il. Elle bugue depuis ce matin, il vous faut changer de caisse, je n’ai pas d’autre solution. Nous balayâmes du regard les autres caisses. Sur les six, cinq étaient désormais en panne. Et une douzaine de personnes attendaient leur tour.

Je fis signe au vigile, quémandant un passe-droit. Placez-vous derrière le monsieur, m’accorda-t-il conciliant.  Mais heu…, vous pouvez payer en espèces ? Cette caisse n’accepte plus les cartes bancaires.

Je crois bien ne pas avoir répondu, même pas cillé, juste adopté un air de chien battu, avoir repris tous mes articles et être allé grossir la file de la caisse manuelle la plus proche. Je ne dis pas que l’envie d’abandonner tous mes achats sur un bout de gondole ne m’a pas effleurée. C’est peut-être le chocolat qui m’a fait tenir ou encore la perspective de rentrer bredouille-de-chez-bredouille. J’ai attendu stoïquement que mon tour arrive en regrettant de ne pas opté pour une caisse manuelle dès le début. Mauvais coup de dés.

Enfin !

Je finis par atteindre la caisse, par rentrer chez moi, aussi fatiguée que trempée. Je fis chauffer de l’eau pour le thé. Et engloutis la moitié de la tablette de chocolat.

Alors seulement je me dis qu’il fallait voir le bon côté des choses. J’avais bien marché, les nappes phréatiques se remplissaient, j’échapperai peut-être à quelconque contamination microbienne, la panne dans le métro n’était certainement que technique et ce goûter avait une saveur bien douce.

Photo : Michael Schwarzenberger de Pixabay

 

 

plage

Vagues à l’âme

Éliane s’est assise sur le sable, les mains en arrière, les yeux tournés vers la mer. C’est sa vie pourtant qu’elle regarde, une vie de vides. Elle ignore comment elle en est arrivée là, peu à peu tout s’est raréfié autour d’elle. Et ce qui subsiste c’est figé.

Ses parents sont morts il y a quelques années, son frère parti vivre au Canada avec sa nouvelle compagne. Et chez elle, les hommes sont passés sans s’arrêter. Et encore, c’était il y a longtemps.

Les amis aussi se sont envolés, comme une nuée d’étourneaux, au fil des ans, tous désormais à la retraite, comme elle. Repartis dans leur région natale, mutés dans une autre région, partis s’installer auprès de leurs enfants. Ils lui ont dit que ce n’était qu’un Au revoir, que leur porte lui restait grande ouverte, qu’ils seraient heureux de l’accueillir pour quelques jours de vacances et que certainement ils reviendraient eux aussi lui rendre visite.

Un jour, elle a appelé l’une de ses amies, nouvellement installée en Bretagne. Je passe pas loin de chez toi, on peut se voir ? Avec plaisir, elle a répondu, on profitera du jardin.

Son amie Amélie

Amélie s’était mise en quatre pouramie la recevoir. Visite de la maison et du jardin passés à la brosse à reluire, cuisine à base de produits locaux IGP, barbecue qui en met plein la vue. On est super bien ici, on revit. Et toi alors, qui c’est que tu voies que je connais ? Donne-moi des nouvelles.

Les nouvelles avaient été vite données, Éliane ne voyait plus grand monde. Elle ne quittait plus guère le Val d’Oise d’ailleurs, et c’est en se poussant à grands coups de Bouge-toi-ma-fille-ou-tu-mourras-seule, qu’elle s’était décidée à prendre un train pour Rennes. Elle était arrivée dans la matinée le cœur gonflé d’espoir.

Mais le déjeuner terminé, tous les sujets de conversation courante abordés, son amie l’avait laissée partir avec une boîte de sablés fait-maison dans le sac à main. Ça m’a fait plaisir de te revoir. C’est vraiment gentil de t’être arrêtée chez nous, passe de bonnes vacances ! Et n’hésite pas à repasser au retour.

Éliane avait repris le train du soir pour rentrer chez elle, avec un gros cafard en guise de valise. Quelle mouche l’avait piquée ? Franchement ces vacances bidon pour s’inviter chez Amélie, c’était pitoyable.  Elles n’avaient plus rien à se dire. Avaient-elles seulement été amies un jour ? De simples proches collègues proches plutôt, pas plus.

D’ailleurs comme elle le pressentait, son « amie » ne lui avait plus donné de nouvelles depuis, ne lui avait même pas envoyé un sms durant ses « vacances » supposées pour voir comment elles se passaient. Si elles se croisaient à nouveau, certainement repartageraient-elles un moment convivial, mais il n’y avait plus aucune raison désormais pour qu’elles se revoient, toutes à leurs vies bien distinctes désormais. L’amitié c’est comme les maisons, ça s’entretient, pensa Éliane. Il faut régulièrement aérer, balayer, dépoussiérer, rénover et graisser ce qui coince. Sans cela, on croit que la structure tient mais quand, un jour, après s’être enfin décidé à y entrer, s’être dit après avoir fait le tour de la maison Y’a du boulot mais je vais m’y atteler, l’on ferme la porte, la maison s’écroule. Comme l’amitié qui n’attendait qu’un dernier signe pour lâcher. Trop de vieilleries, pas assez d’encaustique.

La mer pour horizon

Éliane vient d’acheter un deux-pièces au bord de la Méditerranée. La mer l’a toujours attirée. Peut-être parce qu’il est plus légitime depuis la côte de se sentir sans amarre, ballotée par les éléments. Peut-être parce que les manques se ressentent moins sous un ciel bleu. Peut-être parce que cette immensité vierge et plate lui fait miroiter des perspectives d’avenir.

Elle regarde la ligne d’horizon. Tout en sachant que la terre est ronde, elle peine à se défaire de cette impression qu’en fonçant droit devant elle, elle atteindrait un point de bascule comme au bord des chutes du Niagara qu’elle a visitées il y a trois années-lumière. Un coup de rame de trop et elle chuterait dans le néant. Comme elle envie tous les explorateurs qui n’ont eu de cesse de trouver ce point de rupture bravant le danger.

Le chien qui gratte le sable

Toute à ses rêveries, elle tarde à percevoir ce quelque chose qui lui chatouille la main droite. C’est un petit chien blanc et poilu qui furète près de ses doigts, qu’elle n’a pas senti s’approcher et dont elle discerne maintenant le halètement et le crissement des pattes s’activant dans le sable.

Machinalement, elle saisit un petit morceau de bois flotté et le lance à quelques mètres. L’animal court le ramasser, et le jeu recommence. Éliane s’attendrit devant ce jeune chien sans maître qui la distrait de ses pensées.

Elle s’apprête à relancer encore une fois le bout de bois quand une voix, dans son dos, l’interpelle. Vous n’aurez jamais fini avec lui, il adore ça !

La femme lance une balle jusqu’au bord des vagues. Le chien s’élance comme un fou à sa poursuite et bataille joyeusement avec l’eau qui lui lèche les pattes avant de saisir la balle mouvante.

Bonjour ! vous venez de faire la connaissance de Milou, mon chien. Il a un an à peine et plein d’énergie à dépenser.

La femme et la balle

Éliane met sa main en visière pour mieux voir la femme qui la surplombe. Allure dynamique, sourire engageant. La soixantaine comme elle.

Bonjour, répond-elle, en lui rendant son sourire. Il est adorable votre Milou.

Moi, c’est Nathalie, précise-t-elle en renvoyant au loin la balle que le chien vient de déposer à ses pieds. Le jeu va durer un moment, croyez-moi. Dès que Milou aperçoit la plage, il file la rejoindre. Un vrai bolide. Et il ne semble jamais se lasser de rapporter la balle. J’en ai plus vite assez que lui. On a l’habitude d’aller jusqu’au ponton là-bas et de revenir.

Puis-je vous accompagner ? Ça me dégourdira les jambes et me divertira. Il est adorable votre chien. Je m’appelle Éliane et je viens d’emménager rue du centre.

Des centaines de pas, des dizaines de lancers de balle et quelques confidences plus tard, les deux femmes et le chien reviennent à leur point de rencontre.

Des perspectives annoncées

Quelle agréable matinée grâce à vous deux ! se félicite Éliane.

On passe rue du centre pour rentrer chez nous, ça vous dit de poursuivre un peu à nos côtés ? propose Nathalie. On pourra vous faire signe en passant demain matin si vous aimez les promenades sur la plage.

Bien volontiers ! répond Éliane en affichant un large sourire, mais c’est tout son corps qui rayonne.

La solitude est contagieuse, proclament des chercheurs. Le bonheur aussi, se dit-elle tandis que dans les fibres de son cœur elle sent qu’une histoire d’amitié est en train de se construire.

Elle en doutait, elle a eu tort. Elle a bien fait de rendre visite à Amélie. Tout comme de déménager, de lancer le bout de bois flotté à Milou, d’accompagner Nathalie jusqu’à la cale de planches… C’est plus que l’amitié qui s’entretient, qui se rénove, c’est la vie et il était grand temps de commencer la résurrection de la sienne.

Photos prises à Leucate en octobre 23

Concombre ou courgette ?

Nous sommes au cœur du mois d’août. Dans mon magasin bio, la file d’attente s’étire devant la seule caisse ouverte. Le jeune employé patauge. C’est quoi ? l’entends-je demander à sa cliente en désignant un bouquet de blettes. Et ça, une courgette ? Non, un concombre. La cliente, une femme d’âge mûr comme on dit poliment, lui a-t-elle fait les gros yeux en le renseignant ? Je n’étais pas sûr, se justifie-t-il pour faire bonne figure.

Plus facile pour un jeune rat des villes de différencier un Iphone 12 d’un 11 qu’un navet d’une betterave. J’imagine le formateur voué à l’intégration des nouvelles recrues, devant une planche PowerPoint de courges, pointant avec son stylo laser une cucurbitacée jaune. Et faisant répéter en cœur : courge spaghetti. Puis, passant à une forme verte : concombre. Avec pour contrôle des connaissances un test comme dans les jeux d’été où il s’agit de relier noms et images. Et les élèves qui se creusent la tête : concombre ou courgette ? melon jaune ou courge spaghetti ? Tandis que les copains font des math ou posent du carrelage…

Une employée secourable s’invite dans la file. Paiement en carte bleue ? interroge-t-elle pour orienter ces clients-là, dont je fais partie, vers les caisses automatiques.

En un tour de main, elle active les écrans et nous attribue à chacun une caisse.

Me voyant batailler – comme d’habitude ! – lors de l’étape de la pesée, elle se tourne vers moi et m’aide à chercher mon article dans la liste aussi longue que celle des fournitures pour une rentrée des classes. Graines de courge.

L’homme à la voix forte

Derrière nous, un homme parle fort au jeune employé de caisse. Je veux voir le responsable, clame-t-il.  Nadia ? appelle doucement le novice.

Je termine avec ma cliente et je viens, répond l’employée, Nadia donc, sans se détourner de ma pesée.

C’est elle la responsable ? s’assure la grosse voix. Oui, Monsieur.

Courge ? Graine ? En vain. L’article est bel et bien absent de la liste du vrac. Venez, je sais qu’il est référencé au niveau des caisses centrales, me dit Nadia en m’invitant à patienter derrière une cliente qui déballe nonchalamment ses achats sur le tapis roulant.

J’ai laissé… tente alors aussitôt l’homme à la voix de stentor.

Bonjour Monsieur, que puis-je faire pour vous ?

Je sens la responsable aussi contractée que des abdos d’haltérophile.

Bonjour M’dame, j’ai laissé mon CV à lui-là à la caisse. Je peux travailler quand vous voulez. Je suis réglo vous savez. Carré, souligne-t-il en dessinant un cube avec ses mains. Carré.

L’homme est grand, massif, coiffé d’un casque de moto. Juste a-t-il pris la peine d’en soulever la visière.

D’accord, Monsieur, répond Nadia, le feuillet dans une main, l’autre occupée à scanner l’article sur lequel butte son apprenti.

Du genre balourd

Vous vous lavez les cheveux à l’huile d’argan ? lance-t-il.

Nadia, le regard toujours rivé sur la caisse en service, ne moufte pas. Je remarque seulement un imperceptible froncement de ses yeux.

Vous vous lavez les cheveux à l’huile d’argan ? insiste le lourdingue de sa voix toujours aussi tonitruante.

Cette fois, c’est la mâchoire de Nadia que je vois réagir avant d’entendre sa réplique.

Vous voyez tout le monde-là ? Vous trouvez que c’est le moment de me parler de mes cheveux ?

Elle l’a à peine regardé, juste pour lui faire comprendre qu’il était bien la source de son indignation. Je perçois dans son trouble combien il la met mal à l’aise.

Ils sont beaux vos cheveux pourtant.

Nadia hausse les épaules. C’est bon ! lâche-t-elle excédée.

Ils sont beaux pourtant, comme vous, ajoute-t-il en croyant chuchoter.

La cliente ayant terminé de compter sa menu monnaie, Nadia saisit mes deux articles pour les déposer sur le tapis, se détournant ainsi clairement de l’importun qui choisit enfin de s’en aller.

C’est quoi ça ? demande le jeune caissier en ouvrant le sachet de graines.

Des graines de courges, lui répond sa superviseuse. Là, regarde.

Recalé sans sommation

Tandis que le jeune s’active sur son écran tactile, je pense gaiement aux apprentis vendeurs bataillant avec l’identification des dizaines de sortes de graines en rayon : graines de chia, de courges, de tournesol, de pavot… De quoi laminer un formateur même jeune, dynamique et ambitieux.

Nadia se tourne vers moi, affable, avec un rien d’irritation encore accroché au visage. Voilà, l’article est passé.

Merci, lui dis-je en posant ma carte bancaire sur le terminal de paiement. Et en lui décernant un sourire amusé, j’ajoute en désignant du menton le CV qu’elle tient toujours en main : Vous allez vous empresser de l’embaucher celui-là ?

Je vois sa main se crisper légèrement. Le temps que je range mes articles dans mon sac, elle s’est ressaisie. Captant mon regard, elle écarte ostensiblement les doigts.

Le CV se détache de sa main.

Et chute comme une feuille morte.

Elle n’a pas lâché mes yeux.

La feuille disparait derrière le comptoir comme s’il venait de l’avaler. Alors seulement nous échangeons un sourire complice.

 

 Image par Christine Sponchia de Pixabay

Territoires

Certaines images trottent dans la tête. De la rétine, elles s’infiltrent dans notre esprit et y restent le temps qu’elles veulent.
Mon amie Nicole m’avait dit avoir été  titillée par la photo de la porte ouverte que j’ai postée l’année dernière. Cet été elle lui a inspiré un joli texte que je partage avec plaisir, et avec son autorisation.
porte_ouverte
Territoires
Dans le parc familier, si souvent arpenté à l’affût des surprises rituelles. Des
arbres émaciés et noircis se couvrant d’une brume verte, s’étoffant de
frondaisons aux multiples nuances, jaunissant, brunissant, s’effeuillant.
 –
Dans le parc familier, un matin d’hiver, une porte a poussé sur la pelouse
raréfiée. Bien fixée sur son chambranle blanc laqué. Rouge. Ouverte. Délimitant
un en-deçà et un au-delà. Du connu et de l’inconnu.
Dans le froid, le parc désert et silencieux devient menaçant.
Le lendemain. La porte est fermée. Au delà de la cloison invisible, une autre
porte se dresse. Bleue, ouverte. Plus loin, une autre, mauve, entrebâillée ?
D’autres encore. Et le parc se morcelle en zones interdites et désirables.
La porte oscille sous le vent et s’ouvre sur le parc étranger. Sa végétation encore
en devenir sous les débris de l’année précédente. Aucun mur ne soutient les
nombreuses portes, l’accès est libre partout. Quelques oiseaux cachés dans les
buissons d’épineux pépient, se taisent, reprennent leur chant.
L’air est léger, le chemin du retour vers l’issue habituelle est dégagé.
Une tache rouge grandit au fur et à mesure de l’avancée. C’est la porte. Fermée.
Enchâssée dans sa structure de verre. Inébranlable.
(NL – août 2023)
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Notez que j’ai dû ajouter des tirets dans le texte pour respecter les sauts de ligne de l’autrice. Parce que pas de signe pas d’interligne, sacré code !
Notez aussi que je me décide enfin, mais toujours à contrecœur, à écrire autrice et non auteure)
Et cette autre porte, croisée plus récemment, inspire-t-elle l’un de vous ?

Le portefeuille de Julia

Vous êtes une fée ! elle m’a lancé au téléphone.

Comme si ça ne suffisait pas. Comme si la rencontre avec son portefeuille ne m’avait pas assez troublée.

C’est mon chéri qui a trouvé l’objet ce matin-là devant la porte du garage de notre immeuble.

Nous avons tout de suite pensé à un voisin qui l’aurait laissé tomber. En l’ouvrant pour identifier son propriétaire, on a bien vu qu’il n’en était rien. Aucune Julia R. parmi nos voisins, mais des documents d’identité que sa propriétaire devait rager d’avoir égarés.

Et c’est alors, pour la retrouver et la rassurer rapidement, que j’ai mis le nez dans ses affaires.

Ce qui m’a sauté aux yeux, c’est que le contenu de son portefeuille aurait pu être le mien. Je veux dire qu’il est quasiment le même que le mien.

Une carte d’identité ancien format, un permis de conduire en trois volets de carton rose, des cartes de mes boutiques favorites, une carte sécu, un badge d’entreprise… Tout pareil !

En l’absence de numéro de téléphone, j’ai déplié sa carte mutuelle pour vérifier son adresse, en principe plus à jour que les documents d’identité. Et là, le choc ! Julia et moi sommes nées la même année, nos époux aussi, tout comme nos fils. Une famille clone à quelques encablures de chez nous.

En trois clics, j’ai trouvé Julia et son fils sur Internet et leur ai laissé des messages. Je vais attendre ce soir pour déposer le portefeuille au commissariat, je pars demain pour quelques jours, j’ai précisé.

C’est le fils qui m’a répondu en premier, comme je m’y attendais. Plus connecté que sa mère.

Et juste après Julia m’a appelée. On n’a pas beaucoup parlé, elle était tout excitée. Elle m’a dit qu’elle allait venir récupérer son portefeuille. Et c’est alors qu’elle a ajouté, Vous êtes une fée !

Elle aurait pu dire plein d’autres choses, Vous me sauvez ! Vous êtes tombée du ciel ! C’est le Seigneur qui vous envoie ! C’est rare les gens honnêtes. Ou rien du tout. Mais elle a dit Vous êtes une fée, exactement comme je l’exprime dans Merci Gary, mon deuxième roman, en y défendant l’idée que le meilleur est souvent possible parce qu’on peut tous être la fée (ou le génie, les hommes aussi !) de quelqu’un.

Et vous ne savez pas la meilleure ? Elle partait en vacances le lendemain. Comme nous !


Excellente rentrée à toutes et tous !