Archives de catégorie : Micro-nouvelles et autres récits courts

La surveillante de musée

Encore dix minutes à entendre cette voix angoissante ! Aline, la surveillante du musée, trépigne. En pensée seulement elle piaffe car montrer un quelconque signe d’impatience serait prendre le risque d’un sermon de sa chef. Elle ignore comment elle s’y prend, mais elle voit tout, la chef. Aline reste bien dans le coin. Il n’y a que de cet endroit précis que tu peux balayer du regard tous les recoins de la salle et surveiller les œuvres ! La chef l’a dit et répété, elle doit s’y tenir.

Plusieurs mois de salaire

Alors Aline reste bien dans l’angle, droite sur ses jambes, qui la font parfois souffrir, et avenante, autant qu’elle peut, avec pour œuvre la plus proche, une composition sonore. Elle ne comprend rien à l’art contemporain, à se demander s’ils n’ont pas un peu fumé la moquette et sniffé la colle du papier peint ces artistes exposés. Sur sa gauche, une œuvre immense, composée de vieilles affiches collées sur des cartons. Dite immersive. Le visiteur doit se sentir absorbé par cette profusion de couleurs, c’est ce qui est écrit sur le panneau explicatif. Elle a tenté de se dire Je suis absorbée, je suis absorbée, elle s’est juste sentie perdue dans ce fatras. Au centre de la pièce, un lave-linge peint uniformément en rose pour montrer le paradoxe de la robotisation entre déshumanisation et libération de l’humain. Là aussi, c’est écrit.  Et si je peignais moitié blanc moitié noir mon réfrigérateur pour montrer qu’il n’a pas toujours été rempli, je serais exposée moi aussi pour quelques milliers d’euros ? Plusieurs mois de salaire pour un coup de peinture.

Stressante télé

Aline observe les visiteurs plus que les œuvres, tente d’amorcer la conversation avec certains, pas facile, pour se détourner de la télé qui beugle toute la journée. La sienne est tombée en panne il y a plus de deux ans, quand elle était au chômage et avait déjà bien du mal à s’en sortir avec ses faibles indemnités. Elle n’a pas pu la remplacer et s’en est trouvée beaucoup mieux, moins angoissée à écouter la radio, et lire les romans qu’elle dégote dans la médiathèque de son quartier le mardi matin, jour de relâche, plutôt qu’à se gaver d’actualités déprimantes et de films policiers.

Terreur en direct

Ce job, c’est la chance de sa vie. Huit ans à surveiller les œuvres, rien à voir avec ce qu’elle faisait avant, la boniche de gens gâtés et odieusement exigeants. Elle y met tout son cœur. Reculez, monsieur où ça va sonner. Il est formellement interdit de toucher, Madame. Pour avoir des explications, sollicitez le médiateur là-bas. Jusqu’à cette expo-ci, et cette salle-ci précisément, tout allait bien. C’est l’œuvre qu’elle a sous le nez, la plus proche de l’angle dans lequel elle se tient, qui lui fiche le bourdon. Un petit écran de télévision encastré dans un bloc de béton diffusant le même extrait d’actualité ancienne en continu. Elle ne parvient pas à s’en détacher, le son lui vrille le cerveau : Flash Actualité – Nous venons d’apprendre qu’un avion de ligne a percuté une tour du World Trade Center, les derniers étages de la tour seraient en feu. Nous allons recevoir un direct de New-York. Mon Dieu, un autre avion viendrait de s’encastrer dans la seconde tour. On ne peut pas croire à un accident alors… Elle tente d’échapper au visage terrifié de David Pujadas à l’écran mais souvent elle y revient, c’est ainsi. La monstruosité est fascinante. Et terriblement oppressante. Trois minutes, elle a chronométré, d’horreurs en boucle, qui lui prennent les tripes.

Rotation bienvenue

Enfin, son collègue Marc se dirige vers elle, à pas mesurés, le sourire aux lèvres. La relève, dit-il en prenant place dans l’angle de la salle, qu’elle quitte aussitôt. Un engrenage bien huilé qui se met en branle toutes les vingt minutes. Cinq salles à surveiller, une salle de pause, six surveillants qui tournent de salle en salle comme une horloge suisse. La salle vers laquelle se dirige Aline pour remplacer Aïcha, est la tour comme ils l’appellent entre eux. Une pièce circulaire, sans autre ouverture que la porte vitrée qui sert à y entrer, un mur en pierre apparente qui lui fait valoir son surnom avec, adossée, une banquette en bois face à un pan de tissu peint, unique et monumental tendu sur le mur. Le surveillant a le droit de s’asseoir si les visiteurs ne font pas mine de rechercher un siège. Et aucun des vigiles ne s’en prive. Des visiteurs, il doit y en avoir six par tiers d’heure, au grand maximum, dans cette pièce retirée et sombre. Jérôme, un autre surveillant, s’y est assoupi, la chef lui a fait sa fête. Aline doit souvent retenir des bâillements à cette étape, à observer ce barbouillis carmin sur fond grège, seulement éclairé depuis le sol. Métamorphose de l’humain, indique le panneau, sans qu’Aline n’y voie ni humain ni métamorphose. Mais au moins dans cette salle, elle retrouvera son calme. Son rythme cardiaque s’apaisera. Vingt minutes de pause dans la pénombre. Ensuite, elle gagnera la salle des portraits, celle qu’elle préfère, puis la salle de repos, et terminera dans le grand hall, le plus passant. Souvent elle y est interpellée, et cela lui plait.

Aïcha, c’est la relève. Tu vas bien ? Aïcha hoche la tête en se levant. Trois visiteurs, c’est la planque ici. Aline regrette de ne pas avoir l’occasion de papoter plus longtemps avec cette nouvelle surveillante qu’elle trouve sympa. Dans la salle des portraits, Pierre-Jean attend son tour de repos.

Pénombre douillette

Aline s’assied à son tour et étend ses jambes, l’oreille aux aguets, prête à rabattre ses jambes au premier chuintement de la porte.

Elle pense à son chez elle douillet qui l’attend, au plat de lasagnes qu’elle a préparé la veille, à sa copine Vanessa qui viendra la rejoindre à sa sortie du musée… et peu à peu, sur ses pupilles, le visage terrifié de David Pujadas s’estompe comme le brouillard dans la vallée lentement réchauffée par le soleil.

Le père Noël chez les Panou

Conte de Noël
Il était une fois une jolie maison dans un village portant le nom bizarre de Toulmondicroy.
Préparatifs
Alors qu’en cette veille de Noël, tous les habitants du village se trouvaient dans un état d’effervescence à faire sauter le bouchon, dans la maison de la famille Panou, c’était beaucoup plus calme. Le petit Gaspard était parti se coucher, certain de trouver le lendemain matin au pied du sapin en bois de palettes recyclées le grand livre sur les animaux en voie d’extinction qu’il feuilletait lorsqu’il se rendait chaque mois avec ses parents à la librairie de la grande ville voisine. Ces derniers avaient promis de le lui offrir pour Noël s’il continuait à se montrer toujours aussi prévenant et gentil avec son copain Matisse,  « un pauvre gamin en situation de handicap, doté de parents démissionnaires, dans une maison qui sent le chien mouillé ». Il a bien besoin de ton amitié, disaient-ils, mais Gaspard trouvait que c’était plutôt lui qui avait bien besoin de son copain et peu lui importait sa jambe qui trainait et son odeur de fauve. Matisse racontait plein de blagues rigolotes, attrapait les insectes avec les doigts, savait repérer les empreintes des animaux et cueillir des herbes. Dans la forêt il était comme chez lui, normal avec un père bûcheron.
Mensonges
Chez les Panou, arrivés de la ville trois ans plus tôt, on travaillaient à domicile sur ordinateur et on se changeait de pied en cap en rentrant de promenade.
Matisse croyait dur comme fer au Père Noël et Gaspard avait interdiction de lui rapporter que cette histoire de barbu avait été inventée par les parents avec pour seul objectif de faire tenir sage leurs enfants. N’importe quoi comme la fable de la petite souris… Bref.
Au lit !
Alors que l’horloge de l’église affichait une heure trente, Matisse s’était enfin endormi après avoir regardé, en famille, un film policier et joué avec sa petite sœur Laura à celui qui sauterait le plus haut sur le lit, comme les deux puces excitées qu’ils étaient à l’idée du cadeau surprise que le gros bonhomme à la barbe blanche aurait choisi pour eux.
A cette heure de la nuit, Gaspard tentait de dormir comme l’enfant sage qu’il était, après avoir déchiffré une histoire avec l’aide de sa mère, reçu deux bisous et un Bonne nuit mon chéri, dors bien, demain on ouvrira nos cadeaux. Il songeait à son copain. Il était tellement difficile à seulement presque six ans de tenir sa langue, surtout pour ne pas révéler un mensonge aussi énorme des adultes ! Il était heureux que ses parents ne soient pas des menteurs, eux, mais ça lui gâchait un peu la fête de se sentir dépositaire de ce secret et il l’aurait bien partagé, juste avec Matisse. Le problème, c’était Laura, ses trois ans, son ouïe super fine et sa langue bien pendue.
Un drôle de visiteur
Pendant que Gaspard bataillait avec sa conscience, un homme de rouge vêtu s’approchait furtivement de la maison des Panou. Ses bottes crissaient sur le tapis de neige fraîche et il devait souvent s’arrêter pour réajuster sa ceinture qui glissait sous son gros bidon. La faute à un excès de dinde au réveillon. Et au 364 dîners précédents. Il n’avait plus un métabolisme de jeune homme, c’était bien le problème. « Promis demain je me mets aux endives braisées ! Allez, encore une cheminée un peu difficile à franchir et ça ira mieux ! » pensa-t-il en lançant un regard expert vers le conduit un peu plus étroit qu’il ne l’espérait.
Avec un soupir, il entreprit de descendre dans la cheminée, ses bottes glissant contre les briques mais il se rendit compte, à mi-chemin, de sa terrible erreur. Il aurait dû passer par la porte. Son abdomen festif venait de se coincer dans le conduit et c’était pour le moins fort embarrassant.
A l’aide !
Le Père Noël s’éclaircit la gorge. « Hum, les rennes, vous ne pourriez pas m’aider s’il vous plait ? » Mais les rennes ne l’entendaient pas, épuisés comme ils l’étaient à tirer depuis des heures une hotte remplie et leur patron bien trop nourri  qui, de son côté ne pouvait guère se risquer à hausser le ton pour ne pas réveiller toute la maisonnée.
Effet papillon d’un IMC majoré : après le coeur, les genoux, les cheminées, et les animaux volants. Vivement les endives.
Le bazar
Pour tenter de débloquer la situation, son ventre surtout, le Père Noël agitait les jambes d’avant en arrière dans d’étranges soubresauts comme un patin devenu fou.
C’est alors qu’arriva Gaspard, dans son pyjama à queue de lapin, les cheveux en bataille et les yeux piquant de sommeil. « Qu’est-ce que c’est que ce bazar ? » demanda-t-il en voyant une paire de bottes qui dépassaient du foyer. « T’es le Père Noël ? » ajouta-t-il, une pointe d’incrédulité dans la voix. « Et qu’est-ce que tu fais coincé là-dedans ? »
« Ho, ho… hum… oui, c’est moi, le Père Noël », répondit une voix étouffée assortie d’un soupir de frustration.
Gaspard croisa les bras, bien décidé à mettre à jour l’imposteur. « Je ne te crois pas, le Père Noël n’existe pas. Tu es une histoire pour faire rêver les petits, mais moi je suis grand ! »
Le Père Noël, légèrement vexé mais amusé par ce petit bouchon qui jouait au cador, répondit : »Ah, les parents… Toujours à vouloir que leurs enfants grandissent trop vite. Mais dis-moi, si je n’existe pas, qui est en train de parler avec toi en ce moment ? »
Le bambin haussa les épaules avec un sourire. « Peut-être un cambrioleur un peu bizarre qui voudrait se faire passer pour le Père Noël ? Mais comment t’as fait pour te retrouver coincé là-dedans ? »
Le Père Noël ricana, sa voix résonnant dans le séjour silencieux. « Eh bien, disons que j’ai un peu abusé des biscuits cette année. C’est ma petite faiblesse, hélas. Et toi, c’est quoi ? « 
Et de trois !
Gaspard allait répondre que sa maman lui donnait un fruit et un yaourt à quatre heures mais que le marbré de la mère de Matisse était vraiment trop bon, quand la maman en question se présenta à son tour dans le séjour, alertée par d’inhabituels bruits de voix.
« Gaspard, avec qui parles-tu ? » demanda-t-elle un peu inquiète.
Les yeux du fiston s’allumèrent, il poussa un petit rire étouffé. « Je discute avec quelqu’un qui prétend être le Père Noël », répondit-il sur le ton de celui qui fait une bonne blague. Charline haussa un sourcil, incrédule, jusqu’à ce qu’elle remarque les jambes bottées qui pendaient dans la cheminée comme deux jambons secs. « Ca alors, c’est la meilleure surprise de Noël qu’on m’ait jamais faite ! Mais sérieusement, qui que vous soyez, comment êtes-vous arrivé là ? »
« Un brin d’excès alimentaire, une cheminée étroite et voilà où j’en suis, déplora-t-il. Vous ne pourriez pas m’aider au lieu de vous bidonner ? »
Boum !
Gaspard et sa mère saisirent chacun une jambe et tirèrent dessus tant qu’ils purent. Si bien qu’une botte alla atterrir sur le canapé mettant à jour une magnifique chaussette rayée trouée sous le gros orteil. « Tu joues au foot ? » demanda Gaspard. « J’ai bien envie de vous chatouiller la plante du pied » le taquina Charline. « Vous pouvez pas plutôt tirer encore un peu ? » suggéra le gros bonhomme.
Finalement, après une série de contorsions particulièrement comiques, de Hu ! et de Ha  ! de la part des trois protagonistes, le Père Noël tomba dans l’âtre comme un poids mort.
« Ouf ! lâcha-t-il avant de lisser sa barbe, d’ajuster son manteau, assorti à ses joues devenues écarlates, et de réenfiler sa botte noire. « Je vous dois un grand merci à tous les deux. Tiens Gaspard, voici ton cadeau. Et pour vous Charline un autre, vous le méritez bien ! »
Le nuage magique
Il siffla. Un nuage aussi blanc que la neige descendit par la cheminée et vint s’enrouler autour du vieil homme. Juste avant d’être totalement enveloppé, il adressa un clin d’œil à Gaspard. « Continue de croire aux petites choses magiques, d’accord ? « Et se tournant vers Charline : « Et vous aussi, la vie est tellement plus belle quand on accepte l’irréel ! »
Sur ces paroles mystérieuses, il disparut dans le nuage qui ne tarda pas à s’évaporer sur du vide, laissant la mère et le fils échanger un regard aussi étonné que complice. « Mais comment il a fait ? » demanda Gaspard. « La magie de Noël ! » répondit Charline.
« Viens, on va dormir, on ouvrira nos cadeaux demain » dit-elle en entrainant son rejeton.
Gaspard ne rechigna pas, il affichait même un visage barré d’un immense sourire et des yeux plus malicieux encore qu’à l’accoutumé.
Il avait désormais, bien plus important qu’un cadeau à déballer, un merveilleux secret à partager avec Matisse.
Et c’était vraiment le plus beau cadeau au monde, foi de Gaspard !
Image par Oberholster Venita de Pixabay

La femme de chambre

Bonjour Madame, bonne journée ! Maria pousse son chariot dans le couloir de l’hôtel. Certains clients la saluent en passant, telle cette femme à l’instant, d’autres ne la voient pas, comme si elle n’était que cette plante posée près de l’ascenseur ou ce vase sur la console du hall. Elle en a pris son parti. Elle a un job stable qui lui procure un Smic mensuel, ce n’est pas le Pérou mais de là où elle vient c’est déjà l’Amérique.

Elle en a connu des galères, du travail de nuit, des employeurs peu scrupuleux, malhonnêtes pour certains. Elle a toujours été bonne, bonne avec les autres et bonne chez les autres. Ménage, repassage, course… à se casser le dos et s’abîmer les mains, mais elle ne sait rien faire d’autre, c’est ce qu’elle croit du moins, comme si s’appeler Maria prédestinait à cette condition de femme de ménage.

Depuis qu’elle travaille dans ce nouvel hôtel trois étoiles, sa vie a changé. Elle se brise toujours le dos et s’esquinte les mains, mais elle a des collègues avec qui partager souffrances et petits bonheurs, des horaires fixes – 7h-14h, une paie qui tombe le dernier jour du mois ainsi que des relations saines avec son employeur. Elle n’est pas de ceux qui rechignent à la tâche, qui se plaignent du salaire minimum et des exigences du patron, qui envient les clients. Elle arrive à l’heure, fait son boulot, partage quelques moments complices avec ses collègues et rentre chez elle en début d’après-midi pour s’occuper de son intérieur avant de récupérer son fils à la sortie de l’école. Sa seule espérance est de conserver cet emploi aussi longtemps qu’elle sera capable de travailler.

La chambre dans laquelle elle entre est ordonnée. Ce n’est pas courant. A la forme des draps, au nombre de chaussures, à d’infimes détails, elle sait qu’une seule cliente occupe cette chambre. Le contenu de la salle de bain le confirme. Des crèmes de luxe, une brosse en poils de sanglier, une brosse à dents. Maria récure la baignoire, les toilettes, change les serviettes.

Dans la chambre, elle tire les draps, tapote les oreillers, repositionne le repose pieds. Elle plie avec soin le peignoir en soie rose qui attendait sur le fauteuil et le dépose délicatement sur le lit. Elle époussète la table de nuit, replace soigneusement les effets qui s’y trouvaient. Un livre, un stylo, un petit carnet brun. Sur la tablette-bureau, elle rassemble feuillets et magazines en deux piles ordonnées. Sous l’un d’eux, elle découvre un bijou. Une bague dorée avec une pierre bleue et des brillants tout autour. On dirait la bague de fiançailles de Lady Diana, Maria l’a contemplée dans un ancien magazine qui trainait chez son médecin. Elle l’observe. Une vraie bague de princesse.

Elle devrait la reposer aussitôt, la laisser bien en vue. Cesser de la regarder. Mais c’est plus fort qu’elle, elle passe son annulaire gauche dedans, enfile l’anneau jusqu’à la jointure et lève la main à hauteur d’yeux. Les pierres brillent, c’est elle qui est une princesse maintenant.

Le temps d’un éblouissement et la raison reprend le dessus. Vite, il lui faut la retirer. Mais la bague coince et Maria panique. Son cœur s’emballe, ses doigts tremblent. La porte de la chambre s’ouvre, une femme distinguée entre le sourire aux lèvres. Bonjour ! Vous avez… La femme regarde l’employée à l’air décomposé et la bague au bout de son doigt qu’elle ne cherche même pas à cacher.

Je suis désolée, susurre Maria les yeux baissés vers la moquette. Vous avez retrouvé ma bague, c’est une bonne nouvelle, je croyais l’avoir oubliée dans les toilettes d’un restaurant hier, rétorque la cliente en tentant de capter le regard de la femme de chambre. Comment vous appelez-vous ?

Maria donne son prénom d’une voix hésitante. La femme va la dénoncer, c’est mérité.

Maria, comme ma grand-mère, c’est un joli prénom, commente cette dernière en se rapprochant de l’employée. C’était une femme charmante et cette bague me vient d’elle, c’est pour cela que j’aime la porter.

Maria a pu retirer le bijou, le pose sur le bureau, les joues rougies par la honte. Cette bague est vraiment magnifique, je suis désolée…

Vous n’avez fait que l’essayer, jusque là ce n’est pas un crime, tempère la femme en plantant ses yeux dans ceux de Maria comme si elle y enfonçait le bras pour en retirer la bonde, je suis arrivée au mauvais moment, je n’en aurais certainement rien su autrement.

Sous le regard inquisiteur de la cliente, Maria sent ses vêtements tomber. Mais sa nudité fictive, étonnamment, lui redonne un semblant d’aplomb comme si elle révélait que son âme n’a rien à cacher. Je ne suis pas tentée d’habitude, je ne comprends pas, c’est la première fois que je me permets une telle attitude… assure-t-elle, mais la femme la coupe. Ce doit être tellement difficile pour vous toutes ces tentations. C’est aussi de ma faute, je n’avais pas à la laisser trainer. Et puis, il doit y avoir un effet Maria. Ma grand-mère tenait certainement à ce que vous l’essayiez. Avez-vous terminé ma chambre ?

Oui, madame, répond Maria. Presque elle ferait une courbette. Je vous souhaite une bonne journée.

Dans le couloir, elle s’agrippe à son chariot. La tête lui tourne. Tu es pâle, remarque sa collègue Janie, va te rafraichir un peu et mange un bonbon.

Tout l’après-midi, Maria pense à son forfait, se torture à coup de remords, se noie dans sa culpabilité. La nuit elle imagine le pire, la dénonciation, le licenciement pour faute lourde, le loyer qu’elle ne pourra plus payer, la rue pour son fils et elle. Les clients qui sont tout sourire et se plaignent pour trois fois rien auprès de la direction, elle les connait bien. Pour une tentative supposée de vol, elle ne peut y couper. La cliente lui a paru aimable, a parlé comme si elle ne prenait pas la chose au tragique, mais elle n’est certainement pas différente des autres. Maria se reproche sa faiblesse, transpire, tourne et retourne. Le sommeil la fuit comme si elle était devenue infréquentable. Quand elle doit retourner à l’hôtel le lendemain matin, c’est un calvaire.

En début de matinée, elle croise son patron, baisse la tête. Maria, vous avez un souci ? lui demande-t-il. Non, non, je suis fatiguée, élude-t-elle.

En fin de service, ne pouvant plus éviter l’étage fatidique, elle passe devant la chambre 223, celle de sa honte. Janie en sort, sourire aux lèvres. Sympa cette cliente, elle a laissé un pourboire et un mot : Merci pour tout !

Tu l’as vue sortir ? demande Maria. Non, répond sa collègue, mais selon Dominique, elle serait partie de très bonne heure. Il a fait son check-out à sa prise de service.

Il n’a rien dit à propos de la cliente ? s’inquiète Maria. Non rien de plus que ce départ à l’aube, pourquoi ? Janie fronce les sourcils.

A cet instant, le directeur de l’établissement sort de l’ascenseur et se dirige vers elles. Le coeur de Maria tambourine à lui défoncer la cage thoracique. Elle se tourne vers son chariot à la recherche d’un morceau de savon pour ne pas avoir à croiser son regard.

Bonjour mesdames, tout va bien ?

Ca va, répond Janie d’un air désinvolte. Absolument, renchérit Maria.

Oui tout va bien, pense t-elle en sentant ses épaules s’alléger d’un invisible manteau de plomb. La vie parfois n’est pas si chienne.

Photo : Freepik

Les bruits des souvenirs

Je suis allongée dans mon lit de jeune femme. Les yeux fermés. Tant de choses passent par ma tête. Je connais chaque bosse du matelas, chaque couture de l’édredon. Je n’ai qu’à lever la main, avec un angle dont j’ignore les degrés mais qui s’ajuste précisément, pour atteindre l’interrupteur.

J’entends le coq qui lance sa triple note chevrotante comme s’il s’étouffait. Et qui recommence pourtant trois fois de suite. Je sais que le jour commence tout juste à poindre même si derrière mes paupières closes, derrière les volets fermés, il serait bien difficile de le deviner.

Un long chuintement au loin qui signale le passage du train par vent d’est, quelques grondements de moteurs dans la rue devant, le claquement sec du placard dans la chambre de mes parents derrière la cloison, le craquement de la charpente, les ronflements de ma mère, le gargouillis du chauffe-eau dans la salle de bain, des pas étouffés sur le parquet…

J’ouvre les yeux. Le soleil filtre à travers les lattes du volet. Mes souvenirs me mordent les sens. Les autres lits sont vides. Personne d’autre que moi ne va se lever. Il n’y a plus que des fantômes dans cette maison.

Après mon père, ma mère. Mes parents sont partis pour toujours.

La couverture

A ma maman

Quand elle descendait du bus scolaire, Clélie apercevait la vieille dame. Sauf en cas de mauvais temps. Assise sur son banc, toujours de la même manière. En plein milieu du siège, les jambes serrées dans un pantalon large, deux aiguilles à tricoter calées sous ses aisselles, un petit ouvrage en suspens au bout, un sac en toile rayée posé à sa droite.

Quelques mètres les séparaient que Clélie ne franchissait jamais. Pourtant elle l’intriguait cette dame sage. Que pouvait-elle bien tricoter ainsi, depuis des semaines ? Des mois même, depuis au moins la rentrée dernière.

Clélie et Josie

À chaque descente du car, la jeune fille jetait un œil vers la vieille femme. Février était particulièrement froid et pluvieux cette année-là et le banc resta vide près d’une semaine. Quand, enfin, Clélie identifia la silhouette familière, un élan la porta vers elle.

Bonjour Madame, dit-elle de sa voix cristalline, j’étais inquiète, je ne vous voyais plus.

La vieille posa son ouvrage sur ses genoux sans le lâcher et releva la tête. Ah c’est toi, jeune fille, je suis contente que tu viennes jusqu’à moi. D’habitude c’est de loin que je te vois. Comment t’appelles-tu ? Clélie, c’est joli comme prénom, et original. Moi c’est Josie, en vrai c’est Josiane, mais on m’appelle Josie depuis près d’un siècle. Tu es très jolie, mademoiselle, quel âge as-tu ?

Célie raconta qu’elle avait treize ans, était en cinquième et ce qu’elle aimait le plus, c’était le sport et le français. La poésie surtout. Moi aussi, j’adore les poèmes, répondit la tricoteuse. J’aimerais bien que tu viennes me réciter ceux que tu apprends à l’école.

Célie promit et régulièrement fit un détour par le banc pour contenter la vieille dame. Un jour, la gamine se décida : Qu’est-ce que vous tricotez ? J’ai l’impression que votre ouvrage n’avance pas, mais pourtant la couleur change.

Josie se mit à glousser. Clélie n’avait jamais entendu un rire pareil. Comme un gargarisme de graviers.

Les carrés de la vie

Je tricote des carrés, des carrés pas bien grands, c’est pour cela que tu ne vois pas l’ouvrage avancer. J’aime ça, travailler le petit, les détails. J’aurais aimé être bijoutière mais à mon époque peu de femmes exerçaient un métier, c’est dommage. Et toi qu’est-ce que tu voudrais faire dans quelques années ?

Clélie fit la moue. Je sais pas bien, avoua-t-elle. Peut-être poète ou météorologue. J’adore regarder les nuages.

Moi aussi, dit Josie. Regarde aujourd’hui je tricote en blanc, t’as remarqué les gros cumulus au-dessus de nos têtes ? Celui-ci, à ta droite, ressemble à un énorme chou-fleur. Je vais peut-être tricoter le prochain carré en vert, pour lui faire des feuilles.

D’autres cailloux s’entrechoquèrent dans la gorge de la vieille. Et Clélie rit à son tour sans savoir si c’était à cause de ce rire si bizarre, de cette histoire de couleur de laine ou de cette femme un peu poète. Un peu fofolle.

Vous vous asseyez toujours ici, formula un autre jour la jeune fille, parce que vous aimez ce coin ?

Josie désigna du menton la maison qui se tenait en arrière. Une petite maison beige aux volets bleu gris avec une pelouse proprette à l’avant. J’habite ici, dit-elle, derrière le mur. C’est mon banc, je t’assure, c’est moi qui l’ai fait installer. Le terrain est à moi jusque-là, dit elle en tapant des talons sur le sol. J’aime ça, regarder les gens passer, les jeunes qui partent et reviennent de l’école. Je ne connais qu’un seul prénom, le tien, mais je pourrais te parler du petit timide qui descend toujours en dernier, de la rousse qui attend que sa mère soit partie pour prendre la main de son amoureux, du grand dadais qui traine son sac comme un ballot de linge puant.

Ah oui, Kévin ! s’exclama la demoiselle en riant. Et personne ne vient vous parler ?

Si parfois. Mais tous les gens que je connaissais bien on finit par mourir. J’attends mon tour les aiguilles à la main. Je tricote la nature, ce que je vois, ce que je sens, parce qu’être vivant c’est ressentir. Je ne sais ni peindre, ni écrire, ni composer de la musique, je tricote des carrés, tous les mêmes. Non, pas tous les mêmes, je choisis la couleur en fonction de mon humeur et puis, regarde, dit Josie en sortant un carré vert sapin de son sac. Regarde, insista-t-elle en pointant du doigt quelques mailles plus foncées, la laine est joueuse, elle crée des motifs !

Josie affichait un sourire tout de dents déchaussées. Je te fais marcher, c’est moi qui suis une farceuse. J’ai trouvé un bout de laine foncé au fond de ma caisse et j’ai eu envie de l’ajouter parce que la veille le sapin là-bas était couvert d’étourneaux.

Vos carrés, c’est comme une poésie de la nature, dit Clélia en relevant les yeux de l’ouvrage. C’est un peu ça, ils sont destinés à rester après moi et à témoigner de ce monde avec mes yeux. Ainsi mon expérience de l’existence pourra peut-être guider d’autres personnes dans la recherche de leurs propres émotions.

Comment vous allez vous y prendre ? s’inquiéta la jeune fille. Je n’ai pas encore décidé, avoua son ainée.

Une vie en héritage

Des semaines plus tard, Clélie n’aperçut pas la tricoteuse pendant quelques jours, le temps se montrait particulièrement maussade. Les volets gris bleu restaient en partie fermés, mais la gamine n’osait pas aller frapper à la porte.

Un jour enfin, elle se décida. Un homme bien plus jeune que Josie lui ouvrit sa porte. Ah c’est toi Clélie, je ne savais pas où te trouver ! Ma mère m’a confié un paquet à ton intention. Elle tenait plus que tout à ce que je te le remette.

Elle est où, Josie ? s’inquiéta Clélie qui commençait à comprendre.

Elle s’est éteinte il y a trois jours, sereine, en disant qu’elle avait terminé son ouvrage de la vie, qu’elle avait fait de son mieux, que ses ratés n’avaient pas été trop désastreux et que les réussites lui avaient apporté beaucoup de bonheur. Qu’il était plus que temps pour elle de passer le relais !

Clélie dut ouvrir grands les bras pour saisir le colis, remercia et ne le déballa qu’arrivée au niveau du banc devant la maison, où elle put enfin le poser.

Elle en extirpa une grande couverture en laine tricotée, confectionnée à partir de pièces colorées cousue s entre elles. Clélia observa quelques carrés l’un après l’autre, remarqua une ombre dans un coin, un point plus serré sur l’un, une maille lâche, un fil brillant. Elle passa le plat de la main sur certains. Le vert était très doux, le bordeaux plus rêche, le bleu pâle piquait un peu.

Un résumé de la vie d’une adulte, de celle qui l’attendait et qui forcément avait une fin.

Douceur

Quand Clélie fut seule dans sa chambre, elle s’enveloppa bien serrée jusqu’aux joues dans la couverture et se mit à pleurer à grosses larmes qui mouillaient la laine près de ses yeux.

Enfin le flux cessa. La jeune fille sentit la chaleur de la couverture la saisir, l’envelopper. Comme si une main s’était tendue vers elle, elle se sentit apaisée.

L’aéronaute

Quelques dizaines de personnes se pressent devant la grange. Quand est-ce qu’on s’envole, maman ? s’impatiente un ado. Quatre personnes en uniforme sortent alors du bâtiment dans le mouvement ordonné d’une parade. Chemises blanches à galons dorés, casquettes au logo ailé vissées sur la tête, port altier, ils font leur petit effet. Devant le dernier modèle d’Iphone, l’adolescent aurait le même regard ! La seule femme du quatuor prend la parole. Les passagers, rangez-vous à droite, les accompagnateurs à gauche ! Regroupez-vous par équipage à l’appel de votre nom.

Philippe et Catherine, vous pouvez immédiatement rejoindre la jeep là-bas pour le vol VIP, avec Bernard Latouche, dit Berny, pour pilote ! Pendant que le professionnel le plus âgé sort du rang pour se rapprocher du couple, la femme continue à égrener sa liste. Paul, Selma, Marine, Edgard, Marie-Louise, Rachid…

C’est la première fois que vous allez voler ? demande Berny pendant que Zad, son équipier, les conduit vers le terrain de décollage.  Qu’on vole, non, mais c’est une première en montgolfière, répond Catherine. Un peu d’appréhension peut-être ? Pas vraiment, assure Philippe, mais curieux de connaitre de nouvelles sensations.

Berny regarde sa fiche, Vous êtes Catherine et Philippe, c’est bien cela. Bon, j’aurai oublié vos prénoms dans cinq minutes, ne vous étonnez pas si je ne vous appelle pas. Vous avez qu’à nous appeler Machin et Machine, si ça peut vous aider, suggère Catherine.

Dans le champ récemment fauché, Zad et Berny s’attellent à la préparation du ballon tout en distribuant des consignes aux deux passagers. Tenez la toile ouverte comme ça devant le souffleur, c’est bien. Avant de monter dans la nacelle, quelques règles de sécurité. Il faudra vous tenir l’un devant l’autre, serrés sur le bord, les mains à l’intérieur. Vous êtes en couple, n’est-ce pas ? Alors la promiscuité ne devrait pas vous poser de problème. Pour grimper dans la nacelle, on met ses pieds dans les échancrures, on s’assoit et on lève les genoux pour basculer ses pieds à l’intérieur. Si vous êtes un peu sportifs, ça ira.

Le ballon s’élève dans le ciel. A tout à l’heure, Zad !

Vous avez quatre barrettes sur l’épaule, comment faut-il vous appeler ? demande Catherine. Je suis commandant de bord, répondit Berny en bombant le torse, mais appelez-moi Berny. Comment devient-on aéronaute ? poursuit la passagère. Une formation de plusieurs années, 400 heures de vol au compteur. Montgolfière ou avion, ça relève de l’aviation, d’ailleurs on a des modules communs avec les pilotes d’A320, précise-t-il avec une fierté apparente. Je voulais plutôt parler de votre vocation, dit Catherine. Ah ça, j’ai toujours été attiré par les ballons… regardez le château là, c’est celui de Sallier. Vous connaissez la région ? Pas bien, répond Philippe.

Les gens nous regardent d’en bas, faites bonjour ! ordonne le pilote. Penchez-vous un peu plus, ils sont contents de nous voir, ajoute-t-il avec de grands mouvements de bras comme s’il voulait éloigner des pigeons. C’est comme ça que j’ai rencontré ma femme, elle m’a vu en ballon, elle a craqué, dit-il en gesticulant de plus belle. Catherine reçoit sa main dans le visage, sans qu’il s’en aperçoive, tout à son affaire de salut à l’intention d’un petit groupe de personnes massées sur un parking. Oh, regardez, il y a une fête là-bas, on entend de la musique. Ce doit être dans le nouveau gymnase… Vous parlez du bâtiment gris avec les trois cheminées ? demande la passagère ? Oui, c’est ça, le gymnase, confirme Berny. J’ai entendu parler de l’inauguration d’un centre aquatique, ce ne serait pas plutôt cela ? insiste Catherine. Non, non, c’est un gymnase, et là regardez on dirait une estrade avec des gens dessus, qui nous regardent ! Si ça se trouve y’a la presse, on se verra dans le journal demain. La montgolfière vient nous saluer ! ça ferait un chouette titre.

On se rapproche de la rivière, se réjouit Philippe. On aperçoit une chaussée, là-bas. Y’a une écluse avec un magnifique petit manoir juste au bord, confirme Berny. Il est à vendre je crois. Moi qui suis amateur de belles pierres, j’y habiterais bien. Pas vous ? Je ne sais pas, certainement, il faudrait voir, répond Catherine. Vous faites bien la difficile, si on vous le donnait, vous ne le prendriez pas ? Il ne doit pas être facile à entretenir, souffle Catherine sous le regard amusé de son mari. Alors elle vous plait cette région, maintenant ? demande Berny. On va atterrir là-bas, regardez Zad nous fait signe.

Deux minutes plus tard, la nacelle se pose sur un terrain de foot. Nickel, vous avez été d’excellents co-pilotes, les complimente Berny tandis que Zad manœuvre la jeep pour l’amener au plus près de la nacelle. On n’a rien fait, constate Catherine.

Quand la nacelle est arrimée à la remorque, la toile savamment repliée dans sa housse, Berny attrape deux feuilles cartonnées dans la jeep et les remet au couple. Vos diplômes. Vous savez voler ! clame-t-il. Zad, qui vient d’installer une petite table de camping sur l’herbe, sort une bouteille de champagne d’une glacière et quatre gobelets en carton. On va trinquer à ce premier vol ! dit Berny. C’est pas la peine, c’est le vol qui nous intéressait, dit Catherine. On a opté pour la formule VIP pour ne pas être vingt dans la nacelle, ajoute Philippe. Mais Berny insiste. Avec cette formule, on doit prendre soin de nos hôtes pour qu’ils se sentent VIP ! Alors c’est champagne obligatoire ! déclare Zad en débouchant la bouteille.

En levant son gobelet en carton, Catherine lance, A ton anniversaire, chéri ! Et à l’intention du pilote et de son équipier, elle précise Ce vol, c’est mon cadeau d’anniversaire, il y a des années plus importantes que d’autres ! C’est pour vos cinquante ans, n’est-ce pas ? raille Berny. Un peu plus, confie Philippe. J’ai lu votre fiche, s’amuse le pilote, hein Zad, on sait tout sur eux ! C’est moi qui ai cinquante ans, à peine plus, ça vous étonne ? Je sais, on m’en donne quarante-cinq. J’ai fait beaucoup de sport, c’est vrai. Ah oui, quels sports? demande Catherine. De l’athlétisme, au niveau national, j’étais bon. J’ai côtoyé Galfione et Diagana, du lourd. Vous étiez spécialisé dans quelle discipline ? interroge Philippe à son tour. Oh un peu dans tout, répond Berny. Bon allez, on rentre à la base. Achetez le journal demain, si ça se trouve on aura une photo !

Le lendemain matin, l’employée du manoir près de l’écluse pose l’édition du jour du journal local sur la table où ses nouveaux patrons, les Vauguin, vont petit-déjeuner. A la Une la photo d’un bâtiment gris surmonté de trois cheminées. Philippe et Catherine Vauguin, en présence de Manuel Belon, maire de Sallier, inaugureront ce soir le centre aquatique qu’ils ont fait construire pour accueillir les futurs champions de natation de notre région. Catherine Vauguin, plus connue sous son nom civil Catherine Paille, est doublement championne du monde du 400 mètres brasse et championne olympique du relais 4×100 m quatre nages. Après son retrait de la compétition, elle a effectué une carrière scientifique au sein du Centre de recherches sur les potentialités physiques et psychiques de l’humain. Aventurière et sportive de haut niveau, elle a effectué dans le cadre de ses recherches plusieurs missions extrêmes en Alaska et au Népal. Nouvellement à la retraite, tout comme son époux Philippe, qui a été pilote de chasse avant de devenir le PDG de la compagnie d’aviation Azur, elle a décidé de venir s’installer dans sa région natale, où vit encore sa mère, Louise Paille, et d’y encourager la natation à haut niveau, en mettant à disposition des nageurs et nageuses ambitieux de la région des installations et des moyens à la hauteur de leurs objectifs…

Avant de refermer derrière lui la porte de son appartement, Bernard Latouche se retourne vers sa femme, S’il te plait, achète le journal, il y aura peut-être une photo de ma montgolfière survolant Sallier !

 

Le gamin à vélo

C’est la rentrée ! On se remet en jambes et en prose avec une petite histoire.

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Par une belle journée du mois d’août, soleil au zénith, je m’engage sur un chemin de randonnée, clairement balisé, entre forêt et ruisseau. Après quelques centaines de mètres, je croise un garçon, douze ans environ, tenant son vélo à la main. Enfant égaré ?

Tu as un souci ? je lui demande.

Il lève les yeux vers moi et, avec le regard sérieux d’un adulte, lâche d’un trait : Je voulais aller à l’observatoire mais j’ai rencontré une vipère, si je lui avais roulé dessus, elle m’aurait mordu le mollet, forcément. J’ai aperçu un sanglier avec ses petits, s’il m’avait vu il m’aurait chargé, forcément.

Enfant peureux ?

Et sur le chemin il y avait un homard avec une seule pince, poursuit-il.

Enfant conteur ?

Un homard ? je m’étonne.

Peut-être une écrevisse, mais avec une seule grosse pince. Très grosse. Elle pouvait m’attraper.

Forcément, ajoutè-je.

Enfant de la ville ?

Alors tu rebrousses chemin. Et pourquoi ne montes-tu pas sur ton vélo ?

Avec les racines et le sable, c’est trop dur et dangereux, répond-il.

Je vois, bon retour alors !

Enfant prudent.

Je suis allée jusqu’à l’observatoire, quelques centaines de mètres plus loin, cherchant du regard la laie et ses marcassins, la vipère et l’écrevisse unipince. En vain.

De cette rencontre on pourrait écrire une fable.

Le reçu d’or

J’ai trouvé ce Certificat de reçu d’or parmi les vieux papiers conservés par ma mère.

Ma grand-mère, sa mère à elle, avait 15 ans en 1916 quand elle est allée remettre 10 francs or à l’Etat pour soutenir l’économie de guerre. Sa seule pièce peut-être, creuset de rêves et d’espoir, maintes fois soupesée, polie sous les doigts. S’en défaire pour des bouts de papier, combien cela avait dû lui coûter, même si la propagande organisée par la Banque de France avait ramolli les résistances, créé des mirages. J’imagine le sentiment qui l’habitait alors, mêlé de fierté et d’incrédulité. D’amertume certainement.

Se sont-ils rendus en famille échanger leur or, le père, la mère, et ses deux frères dont j’ignore s’ils étaient déjà décédés, non pas de la guerre mais de pneumonie je crois, la tête haute, chapeautés et gantés comme on se rendait à la messe alors ?

A-t-elle déposé son Louis dans un coffre ou dans une vulgaire boîte, d’une petite main tremblante ou assurée, les yeux baissés ou recherchant la confiance dans ceux de l’assermenté ?  Peut-être faisait-on la queue pour échanger son or, fier de son acte civique, heureux de se montrer, de partager quelques nouvelles, les enfants dans les jambes.  Certainement ne fallait-il pas afficher ouvertement son incrédulité, voire sa désapprobation. Des opposants qui planquèrent leur or, il y en eu pourtant.

Que se disaient-ils, ces enfants dépossédés de leur or, dans la cour de récréation, à l’abri des oreilles indiscrètes des adultes ? Que savaient-ils d’ailleurs de cette guerre qui ravissait leurs rêves et leur naïveté, et envisageaient-ils alors n’en être qu’à mi-horreur ?

Je ne sais quasiment rien de ma grand-mère, de qui elle était à quinze ans. Encore enfant ou déjà femme, certainement en apprentissage quelque part dans l’atelier d’une modiste parisienne. A moins que la guerre n’ait retardé sa formation.

En échange du métal, elle reçut un billet de banque de dix francs, qui valut à la fin de la guerre bien moins que l’or qu’elle avait donné, ainsi que cet autre bout de papier, à valeur lui de seule reconnaissance de l’Etat. Un certificat d’obéissance en quelque sorte, conservé soigneusement jusqu’encore, depuis plus d’un siècle déjà. Un feuillet qui n’a de prix que celui du sacrifice au nom de l’état d’une fille de quinze ans embarquée malgré elle dans une barbarie. Inestimable et dérisoire.

Le certificat a traversé les décennies, pas le papier monnaie. Qu’en a-t-elle fait à la fin de la guerre de ce billet, son tout premier, comprenant qu’elle ne reverrait jamais son or et constatant que les dix francs de 1916 avaient perdu un tiers de leur valeur en 1918 ? Cette manipulation ruina certains bons citoyens, enrichit les réfractaires inciviques. Ma famille maternelle n’était pas riche, elle le fut encore un peu moins à la sortie de la guerre. Cet argent certainement s’est-elle décidée à le dépenser. Qu’elle fut résignée ou indignée face à cet Etat menteur et spoliateur, à cette guerre qui lui avait tant enlevé, elle ne dut guère avoir le choix.

J’espère, et j’imagine, qu’en 1918 c’est le soulagement qui prit le dessus, l’envie de vivre dans la paix et de laisser derrière soi toute cette souffrance. Que le certificat de don d’or n’a été conservé que comme témoignage de l’Histoire, pour être retrouvé par les générations suivantes.

Il dormait dans un tiroir, et il s’y est rendormi.

Jusqu’au prochain réveil.

 

Croqueuse de croqueur

Je remarquai ce jeune homme dès mon arrivée sur le quai du RER, dans cette gare de banlieue à quelques stations de Paris. Il faut dire que nous n’étions pas nombreux à cette heure tardive, presque minuit autant que je m’en souvienne. Je rentrais d’un dîner chez des amis.

Il entra dans la voiture de queue, tout comme moi, et je le vis balayer du regard l’espace, s’attarder un instant sur chacun des deux passagers, avant de s’asseoir face à moi trois rangs plus loin.

Il croisa un pied sur sa cuisse et déposa sur sa cheville ainsi surélevée un carnet ouvert. Commença à dessiner tout en jetant de brefs coups d’œil vers la personne assise à ma gauche de l’autre côté du couloir.

Je détournai la tête discrètement vers elle, mais je pus m’attarder à l’observer. L’homme regardait fixement ses pieds chaussés de grosses baskets de marque, rouges et blanches comme son blouson. A demi affalé sur la banquette, noir, baraqué, casquette vissée sur la tête, casque audio par-dessus, une grosse chaine en argent lui barrant le torse, le dos des mains entièrement tatoué, il battait la mesure avec ses épaules. Une sacrée dégaine.

Je ramenai mon regard vers le jeune homme et l’observai tandis qu’il poursuivait son œuvre à coups d’œil et de crayon. La trentaine, un style quelconque en combo pull-jeans, aucun sac, rien qui ne lui permit de transporter la moindre affaire. Il était entré dans le train son carnet au bout des doigts, le crayon certainement glissé dans la reliure à spirales. A la recherche d’un proie tel un criminel. En vue d’un acte prémédité.

Si concentré sur son travail qu’il ne me voyait pas, je pus l’observer jusqu’à ce qu’il quitte sa place d’un mouvement brusque alors que le train, déjà arrêté en gare depuis un moment, semblait prêt à repartir. Je n’eus que le temps de l’apercevoir par la fenêtre dans la lumière blafarde du quai. Il regarda à droite, à gauche, comme s’il cherchait la sortie.

Quand le train bougea, je m’aperçus, en retournant la tête, que le rappeur aussi s’était éclipsé.

J’avais été celle qui observait l’homme qui observait l’homme noir. Un trio, deux voyeurs, comme une histoire d’hommes qui avaient vu l’ours.

Il ne me restait qu’à croquer le croqueur. Il avait un crayon, j’avais une plume.

Image par Ben Kerckx de Pixabay

 

bonbon ou écran

Une jeune femme monta dans la rame de métro, tenant sa fille par la main. La gamine, trois ou  quatre ans au plus, frétillait comme la queue d’un chiot fou de joie, emmêlait ses pieds à ceux des passagers assis, percuta quelques genoux. Un homme se leva, proposa son siège à la mère qui le gratifia d’un pauvre merci sans saveur, s’assit et tira vers elle sa gamine.

A peine l’enfant fut-elle installée sur les genoux de sa mère après avoir donné à leur malheureux voisin de siège quelques coups de coude qu’elle se mit à brailler, sans sommation, sans se débattre. Juste elle hurla, une vraie sirène à se planquer dans un abri anti-aérien.

Sans moufter, dans la seconde, la femme confia son téléphone à son enfant qui s’en saisit aussitôt et se mit à y regarder des images. Arrêt net de l’alerte.

Autrefois on donnait un bonbon, me confia ma voisine de siège sur un ton de connivence, qui elle non plus n’avait rien perdu de la scène. Entre perdre ses dents ou ses neurones, je ne saurais dire ce qui est préférable, raillai-je.

La petite peste, je ne peux croire qu’elle nous entendit, peut-être perçut-elle nos œillades insistantes, se tordit le cou pour nous jeter un regard mauvais. Nous tira la langue. Une vraie vipère. Et replongea fissa ses yeux dans les abîmes de ce fichu écran.

Finalement c’est certainement une bonne claque qui fait le moins de dégât à long terme, commenta ma voisine. Mais c’est prohibé, je sais bien.

La mère n’avait toujours pas ouvert la bouche depuis le merci machinal, à peine regardé son rejeton. Des yeux cernés, une peau terne trahissaient sa fatigue.

La mère est épuisée, je dis. Elle a peut-être d’autres problèmes que sa fille.

Ma compagne de transport acquiesça d’un mouvement d’épaules et ajouta : Ce n’est peut-être même pas sa fille.

Ma station fut annoncée, je quittai la rame, les laissant toutes les trois à leurs vies.

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