Encore dix minutes à entendre cette voix angoissante ! Aline, la surveillante du musée, trépigne. En pensée seulement elle piaffe car montrer un quelconque signe d’impatience serait prendre le risque d’un sermon de sa chef. Elle ignore comment elle s’y prend, mais elle voit tout, la chef. Aline reste bien dans le coin. Il n’y a que de cet endroit précis que tu peux balayer du regard tous les recoins de la salle et surveiller les œuvres ! La chef l’a dit et répété, elle doit s’y tenir.
Plusieurs mois de salaire
Alors Aline reste bien dans l’angle, droite sur ses jambes, qui la font parfois souffrir, et avenante, autant qu’elle peut, avec pour œuvre la plus proche, une composition sonore. Elle ne comprend rien à l’art contemporain, à se demander s’ils n’ont pas un peu fumé la moquette et sniffé la colle du papier peint ces artistes exposés. Sur sa gauche, une œuvre immense, composée de vieilles affiches collées sur des cartons. Dite immersive. Le visiteur doit se sentir absorbé par cette profusion de couleurs, c’est ce qui est écrit sur le panneau explicatif. Elle a tenté de se dire Je suis absorbée, je suis absorbée, elle s’est juste sentie perdue dans ce fatras. Au centre de la pièce, un lave-linge peint uniformément en rose pour montrer le paradoxe de la robotisation entre déshumanisation et libération de l’humain. Là aussi, c’est écrit. Et si je peignais moitié blanc moitié noir mon réfrigérateur pour montrer qu’il n’a pas toujours été rempli, je serais exposée moi aussi pour quelques milliers d’euros ? Plusieurs mois de salaire pour un coup de peinture.
Stressante télé
Aline observe les visiteurs plus que les œuvres, tente d’amorcer la conversation avec certains, pas facile, pour se détourner de la télé qui beugle toute la journée. La sienne est tombée en panne il y a plus de deux ans, quand elle était au chômage et avait déjà bien du mal à s’en sortir avec ses faibles indemnités. Elle n’a pas pu la remplacer et s’en est trouvée beaucoup mieux, moins angoissée à écouter la radio, et lire les romans qu’elle dégote dans la médiathèque de son quartier le mardi matin, jour de relâche, plutôt qu’à se gaver d’actualités déprimantes et de films policiers.
Terreur en direct
Ce job, c’est la chance de sa vie. Huit ans à surveiller les œuvres, rien à voir avec ce qu’elle faisait avant, la boniche de gens gâtés et odieusement exigeants. Elle y met tout son cœur. Reculez, monsieur où ça va sonner. Il est formellement interdit de toucher, Madame. Pour avoir des explications, sollicitez le médiateur là-bas. Jusqu’à cette expo-ci, et cette salle-ci précisément, tout allait bien. C’est l’œuvre qu’elle a sous le nez, la plus proche de l’angle dans lequel elle se tient, qui lui fiche le bourdon. Un petit écran de télévision encastré dans un bloc de béton diffusant le même extrait d’actualité ancienne en continu. Elle ne parvient pas à s’en détacher, le son lui vrille le cerveau : Flash Actualité – Nous venons d’apprendre qu’un avion de ligne a percuté une tour du World Trade Center, les derniers étages de la tour seraient en feu. Nous allons recevoir un direct de New-York. Mon Dieu, un autre avion viendrait de s’encastrer dans la seconde tour. On ne peut pas croire à un accident alors… Elle tente d’échapper au visage terrifié de David Pujadas à l’écran mais souvent elle y revient, c’est ainsi. La monstruosité est fascinante. Et terriblement oppressante. Trois minutes, elle a chronométré, d’horreurs en boucle, qui lui prennent les tripes.
Rotation bienvenue
Enfin, son collègue Marc se dirige vers elle, à pas mesurés, le sourire aux lèvres. La relève, dit-il en prenant place dans l’angle de la salle, qu’elle quitte aussitôt. Un engrenage bien huilé qui se met en branle toutes les vingt minutes. Cinq salles à surveiller, une salle de pause, six surveillants qui tournent de salle en salle comme une horloge suisse. La salle vers laquelle se dirige Aline pour remplacer Aïcha, est la tour comme ils l’appellent entre eux. Une pièce circulaire, sans autre ouverture que la porte vitrée qui sert à y entrer, un mur en pierre apparente qui lui fait valoir son surnom avec, adossée, une banquette en bois face à un pan de tissu peint, unique et monumental tendu sur le mur. Le surveillant a le droit de s’asseoir si les visiteurs ne font pas mine de rechercher un siège. Et aucun des vigiles ne s’en prive. Des visiteurs, il doit y en avoir six par tiers d’heure, au grand maximum, dans cette pièce retirée et sombre. Jérôme, un autre surveillant, s’y est assoupi, la chef lui a fait sa fête. Aline doit souvent retenir des bâillements à cette étape, à observer ce barbouillis carmin sur fond grège, seulement éclairé depuis le sol. Métamorphose de l’humain, indique le panneau, sans qu’Aline n’y voie ni humain ni métamorphose. Mais au moins dans cette salle, elle retrouvera son calme. Son rythme cardiaque s’apaisera. Vingt minutes de pause dans la pénombre. Ensuite, elle gagnera la salle des portraits, celle qu’elle préfère, puis la salle de repos, et terminera dans le grand hall, le plus passant. Souvent elle y est interpellée, et cela lui plait.
Aïcha, c’est la relève. Tu vas bien ? Aïcha hoche la tête en se levant. Trois visiteurs, c’est la planque ici. Aline regrette de ne pas avoir l’occasion de papoter plus longtemps avec cette nouvelle surveillante qu’elle trouve sympa. Dans la salle des portraits, Pierre-Jean attend son tour de repos.
Pénombre douillette
Aline s’assied à son tour et étend ses jambes, l’oreille aux aguets, prête à rabattre ses jambes au premier chuintement de la porte.
Elle pense à son chez elle douillet qui l’attend, au plat de lasagnes qu’elle a préparé la veille, à sa copine Vanessa qui viendra la rejoindre à sa sortie du musée… et peu à peu, sur ses pupilles, le visage terrifié de David Pujadas s’estompe comme le brouillard dans la vallée lentement réchauffée par le soleil.