Éliane s’est assise sur le sable, les mains en arrière, les yeux tournés vers la mer. C’est sa vie pourtant qu’elle regarde, une vie de vides. Elle ignore comment elle en est arrivée là, peu à peu tout s’est raréfié autour d’elle. Et ce qui subsiste c’est figé.
Ses parents sont morts il y a quelques années, son frère parti vivre au Canada avec sa nouvelle compagne. Et chez elle, les hommes sont passés sans s’arrêter. Et encore, c’était il y a longtemps.
Les amis aussi se sont envolés, comme une nuée d’étourneaux, au fil des ans, tous désormais à la retraite, comme elle. Repartis dans leur région natale, mutés dans une autre région, partis s’installer auprès de leurs enfants. Ils lui ont dit que ce n’était qu’un Au revoir, que leur porte lui restait grande ouverte, qu’ils seraient heureux de l’accueillir pour quelques jours de vacances et que certainement ils reviendraient eux aussi lui rendre visite.
Un jour, elle a appelé l’une de ses amies, nouvellement installée en Bretagne. Je passe pas loin de chez toi, on peut se voir ? Avec plaisir, elle a répondu, on profitera du jardin.
Son amie Amélie
Amélie s’était mise en quatre pouramie la recevoir. Visite de la maison et du jardin passés à la brosse à reluire, cuisine à base de produits locaux IGP, barbecue qui en met plein la vue. On est super bien ici, on revit. Et toi alors, qui c’est que tu voies que je connais ? Donne-moi des nouvelles.
Les nouvelles avaient été vite données, Éliane ne voyait plus grand monde. Elle ne quittait plus guère le Val d’Oise d’ailleurs, et c’est en se poussant à grands coups de Bouge-toi-ma-fille-ou-tu-mourras-seule, qu’elle s’était décidée à prendre un train pour Rennes. Elle était arrivée dans la matinée le cœur gonflé d’espoir.
Mais le déjeuner terminé, tous les sujets de conversation courante abordés, son amie l’avait laissée partir avec une boîte de sablés fait-maison dans le sac à main. Ça m’a fait plaisir de te revoir. C’est vraiment gentil de t’être arrêtée chez nous, passe de bonnes vacances ! Et n’hésite pas à repasser au retour.
Éliane avait repris le train du soir pour rentrer chez elle, avec un gros cafard en guise de valise. Quelle mouche l’avait piquée ? Franchement ces vacances bidon pour s’inviter chez Amélie, c’était pitoyable. Elles n’avaient plus rien à se dire. Avaient-elles seulement été amies un jour ? De simples proches collègues proches plutôt, pas plus.
D’ailleurs comme elle le pressentait, son « amie » ne lui avait plus donné de nouvelles depuis, ne lui avait même pas envoyé un sms durant ses « vacances » supposées pour voir comment elles se passaient. Si elles se croisaient à nouveau, certainement repartageraient-elles un moment convivial, mais il n’y avait plus aucune raison désormais pour qu’elles se revoient, toutes à leurs vies bien distinctes désormais. L’amitié c’est comme les maisons, ça s’entretient, pensa Éliane. Il faut régulièrement aérer, balayer, dépoussiérer, rénover et graisser ce qui coince. Sans cela, on croit que la structure tient mais quand, un jour, après s’être enfin décidé à y entrer, s’être dit après avoir fait le tour de la maison Y’a du boulot mais je vais m’y atteler, l’on ferme la porte, la maison s’écroule. Comme l’amitié qui n’attendait qu’un dernier signe pour lâcher. Trop de vieilleries, pas assez d’encaustique.
La mer pour horizon
Éliane vient d’acheter un deux-pièces au bord de la Méditerranée. La mer l’a toujours attirée. Peut-être parce qu’il est plus légitime depuis la côte de se sentir sans amarre, ballotée par les éléments. Peut-être parce que les manques se ressentent moins sous un ciel bleu. Peut-être parce que cette immensité vierge et plate lui fait miroiter des perspectives d’avenir.
Elle regarde la ligne d’horizon. Tout en sachant que la terre est ronde, elle peine à se défaire de cette impression qu’en fonçant droit devant elle, elle atteindrait un point de bascule comme au bord des chutes du Niagara qu’elle a visitées il y a trois années-lumière. Un coup de rame de trop et elle chuterait dans le néant. Comme elle envie tous les explorateurs qui n’ont eu de cesse de trouver ce point de rupture bravant le danger.
Le chien qui gratte le sable
Toute à ses rêveries, elle tarde à percevoir ce quelque chose qui lui chatouille la main droite. C’est un petit chien blanc et poilu qui furète près de ses doigts, qu’elle n’a pas senti s’approcher et dont elle discerne maintenant le halètement et le crissement des pattes s’activant dans le sable.
Machinalement, elle saisit un petit morceau de bois flotté et le lance à quelques mètres. L’animal court le ramasser, et le jeu recommence. Éliane s’attendrit devant ce jeune chien sans maître qui la distrait de ses pensées.
Elle s’apprête à relancer encore une fois le bout de bois quand une voix, dans son dos, l’interpelle. Vous n’aurez jamais fini avec lui, il adore ça !
La femme lance une balle jusqu’au bord des vagues. Le chien s’élance comme un fou à sa poursuite et bataille joyeusement avec l’eau qui lui lèche les pattes avant de saisir la balle mouvante.
Bonjour ! vous venez de faire la connaissance de Milou, mon chien. Il a un an à peine et plein d’énergie à dépenser.
La femme et la balle
Éliane met sa main en visière pour mieux voir la femme qui la surplombe. Allure dynamique, sourire engageant. La soixantaine comme elle.
Bonjour, répond-elle, en lui rendant son sourire. Il est adorable votre Milou.
Moi, c’est Nathalie, précise-t-elle en renvoyant au loin la balle que le chien vient de déposer à ses pieds. Le jeu va durer un moment, croyez-moi. Dès que Milou aperçoit la plage, il file la rejoindre. Un vrai bolide. Et il ne semble jamais se lasser de rapporter la balle. J’en ai plus vite assez que lui. On a l’habitude d’aller jusqu’au ponton là-bas et de revenir.
Puis-je vous accompagner ? Ça me dégourdira les jambes et me divertira. Il est adorable votre chien. Je m’appelle Éliane et je viens d’emménager rue du centre.
Des centaines de pas, des dizaines de lancers de balle et quelques confidences plus tard, les deux femmes et le chien reviennent à leur point de rencontre.
Des perspectives annoncées
Quelle agréable matinée grâce à vous deux ! se félicite Éliane.
On passe rue du centre pour rentrer chez nous, ça vous dit de poursuivre un peu à nos côtés ? propose Nathalie. On pourra vous faire signe en passant demain matin si vous aimez les promenades sur la plage.
Bien volontiers ! répond Éliane en affichant un large sourire, mais c’est tout son corps qui rayonne.
La solitude est contagieuse, proclament des chercheurs. Le bonheur aussi, se dit-elle tandis que dans les fibres de son cœur elle sent qu’une histoire d’amitié est en train de se construire.
Elle en doutait, elle a eu tort. Elle a bien fait de rendre visite à Amélie. Tout comme de déménager, de lancer le bout de bois flotté à Milou, d’accompagner Nathalie jusqu’à la cale de planches… C’est plus que l’amitié qui s’entretient, qui se rénove, c’est la vie et il était grand temps de commencer la résurrection de la sienne.
Photos prises à Leucate en octobre 23
Merci Fabienne ! Très joli texte, un brin mélancolique, léger. Un Combo propice à la rêverie.
Merci Nathalie pour ton retour. Un soupçon de mélancolie, certainement.