Chez l’armurier

Les armes de mon grand-père dont il fallait se débarrasser, celles qui m’ont inspiré une nouvelle, vous vous en souvenez ? (les vieux fusils)

La réalité n’en a pas été moins amusante, même si je la romance un peu, un tout petit peu, à ma façon.

———————-

En route

— Maman, on pourrait aller chez l’armurier cet après-midi.

— S’il est ouvert.

— Pas de chance, Mam, il sera à la boutique toute la journée et il nous attend.

— Les fusils, moi, je les aurais enterrés dans le jardin.

— Ah non, tu ne vas pas recommencer ! De toute façon, y’en a un de déclaré aux autorités. Qu’on y aille pour un ou quatre, c’est pareil.

— Le 22 Long Rifle, je voulais le donner à Guy.

— Ça fait cinq ans que tu me le dis mais Guy s’en moque de ton fusil et d’ailleurs on ne peut pas le donner comme ça en loucedé, il faut déclarer la transaction. Donc on y va !

— D’accord.

Le d’accord n’était pas franc, je l’avais bien remarqué. J’appelle mon mari, lui demande d’aller décrocher les fusils. Les armes et moi nous nous tenons à distance.

— Mais on va pas prendre les fusils ! s’insurge ma mère.

— Pourquoi on se rendrait chez l’armurier, alors ?, Maman.

— Pour lui demander ce qu’il faut faire.

— Il nous l’a déjà dit. Il estimera si certains sont vendables ou s’il faut tous les détruire.

— Mais on ne va pas faire trente kilomètres avec des armes dans le coffre ! Si on se faisait arrêter…

— C’est pour ça que j’ai appelé l’armurier avant. Si jamais une colonne de gendarmes nous tombait dessus, il pourrait témoigner qu’on allait chez lui, qu’on ne préparait pas le casse du siècle avec des pétoires.

— Et la probabilité qu’on se fasse arrêter sur une route de campagne, elle est quand même minime, non ? intervint mon mari. Vous vous êtes déjà fait contrôler en quatre-vingt dix ans ?

Quand on s’y met à deux, ma mère plie.

Elle s’est glissée dans la voiture en bougonnant, mais la perspective de revoir des lieux attachés à son enfance lui a rapidement délié la langue.

L’armurier, elle le connait bien, nous a-t-elle assuré. Ah Gérard, ce qu’il était farceur celui-là !

Mam, tu sais, c’est probablement son fils, ou même son petit-fils, qui a repris l’affaire. Lui, il ne doit plus être très en forme, avançais-je avec précaution.

Quand son âge la rappelle à quelques vérités désagréables, madame mère se renfrogne.

Partout des armes

L’armurier nous a ouvert la porte tandis qu’il servait un client. Un futur client plutôt. Le gamin ne devait pas avoir vingt ans et c’est son grand-père qui tenait à lui offrir sa première arme. Cette idée me fit frémir. L’environnement aussi. Que je tourne la tête à droite, à gauche, des armes. Partout, des armes. Et pas de la gnognotte. Je me concentrai sur la vitrine des couteaux quand j’entendis ma mère siffler : C’est bien un Delmas, il a la même tête que son père !

Ma mère est passablement sourde et elle ignore que les autres ne le sont pas. Le commerçant ne semblait pas l’avoir entendue, lancé comme il l’était dans des explications techniques sur les munitions, la précision, et je ne sais quoi d’autre, avec une faconde qui ferait passer un bonimenteur du marché pour un élève de 6e le jour de la rentrée au collège.

Le grand-père se tenait en retrait mais je sentais dans l’esquisse d’un sourire sa satisfaction à avoir mis son petit-fils entre de bonnes mains, à endosser l’initiation de cette troisième génération de chasseurs (au moins !), tout allait bien dans le meilleur des mondes. Je ne voyais pas le visage du gamin mais je devinais des étoiles dans ses yeux.

Je m’approchai de ma mère et lui glissai à l’oreille : C’est plutôt son petit-fils, il est bien jeune.

Je vis son visage se crisper.

Je reviendrai quand j’aurai le permis de chasse, annonça le gamin. Ça fait cinquante ans que je chasse, moi, ajouta le grand-père.

Je plissai le front à mon tour, mais me détendis quand la porte se referma sur les futurs clients. À notre tour !

Une vieille connaissance

Je vous reconnais bien ! lança l’armurier à l’intention de ma mère qui ne demandait que ça pour lui parler de Gérard et de ses frasques.

Pendant ce temps, je calculais mentalement. Le gars devait avoir dans les quarante ans, ce qui était cohérent avec l’âge de son grand-père, quatre-vingt-dix ans, et depuis le décès de mon grand-père, trente-cinq ans plus tôt, ma mère ne revenait que très épisodiquement dans sa ville de naissance et seulement pour rendre visite à d’anciennes connaissances.

Je n’ai pas beaucoup connu mon grand-père, finit par confier l’armurier quand ma mère lui laissa un espace. Et mon père m’a passé le flambeau il y a plus de dix ans désormais.

J’ai senti l’esprit de ma mère chanceler un instant. Gérard était un peu plus âgé que moi, elle dit, de deux ans je crois.

Deux années qui ne justifiaient pas qu’un soit dans la tombe depuis des lustres et l’autre assise sur une chaise à tenter de remonter le temps.

Mais comment vous connaissez-vous ? lançai-je autant pour détendre l’atmosphère que pour démasquer le commercial.

Mais c’est qu’elle enquête ! Il ne s’est rien passé entre nous, je vous le jure ! se défendit-il en riant.

On devait se parler quand vous passiez devant la maison pour aller chez ta tante, proposa ma mère. Ton grand-père, il s’arrêtait toujours !

L’armurier confirma. Merci, Maman, de lui avoir ouvert une porte de sortie. La maison dont parlait ma mère avait été vendue au tout début des années 90, et elle ne s’y rendait alors que fort peu depuis une dizaine d’années. Il était clair que l’armurier ne pouvait avoir connu le temps auquel ma mère faisait allusion, mais soit.

Responsabilités

Je vais chercher les fusils, proposa mon mari.

Si ça n’avait été que moi, je les aurais jetés dans le Lot, dit mon indécrottable mère.

Je n’eus que le temps d’apercevoir la moue d’assentiment de notre interlocuteur, j’étais lancée. Ah non, maman ! Tu ne crois pas que la rivière est assez polluée comme ça ?

Vous avez une fille écolo, madame. Il est vrai que les poissons, ils ont la trouille quand ils voient arriver à eux un fusil.

Je faillis répliquer que la question c’était les résidus de poudre, que si tout le monde se débarrassait des trucs encombrants de cette façon… et puis j’ai renoncé. Vanter l’écologie dans un magasin d’armes, c’était parler maraîchage dans un désert. Il m’aurait fallu du temps… et de l’énergie.

Pendant ce temps, les carabines avaient été déposées sur le comptoir.

Oh là, cette arme-là est désormais interdite ! dit l’armurier en mettant de côté le 22 long Rifle.

Tu vois que tu ne pouvais pas la donner, dis-je en me tournant vers ma mère, profitant lâchement d’une situation qui, enfin, tournait à mon avantage.

Et en m’adressant à l’armurier : Mais elle a été déclarée !

Et, sûre de moi, je dégainais le certificat plié en quatre.

C’est un bon point ! répondit-il. Et il ajouta à l’attention de ma mère, comme pour se racheter à mon égard : Vous pouvez planquer une arme, l’enterrer, si quelqu’un sait que vous en possédez une, la trouve et s’en serve, même s’il ne blesse que lui-même, c’est vous qui êtes responsable.

Ma mère acquiesça, la coquine. Bien sûr !

Il examina les trois autres pétoires.

— Elles n’ont pas servi depuis longtemps, commenta-t-il.

— C’est certain, approuvais-je.

— La plus récente doit dater des années 80.

— Impossible, mon grand-père ne chassait plus depuis longtemps dans ces années-là.

— Ma fille a raison, intervint ma mère, elle est plus ancienne.

— Pourtant, c’est bien un modèle relativement récent, insista-t-il.

Je me retins encore une fois de lui dire que décidément la notion de temps lui échappait quelque peu. Mais à quoi bon, n’étant peut-être même pas né à cette époque, qu’y connaissait-il des fusils d’alors ?

Passe d’armes

— Alors qu’est-ce qu’on en fait de ces trucs-là ?

— Le marché de la chasse n’est pas en forme, ça ne vaut pas le coup de retaper ce type de vieilleries.

— Il n’y aurait pas des personnes intéressées pour des reconstitutions historiques, des collections, je sais pas moi…

— Je ne sais pas moi non plus.

Son ton décidément fleurtait avec la moquerie. Je commençais à regretter de ne pas lui avoir jeté à la tête quelques secondes plus tôt ma satisfaction à voir le marché de la chasse se casser la gueule, quand il poursuivit, comme pour se faire pardonner son audace :

— Ce modèle est joli.

Il lissait du doigt le métal argenté, plaisamment vieilli, de la crosse.

— Si vous avez envie de l’accrocher en déco, gardez-le ! Vous avez un espace vide là-haut, dis-je en désignant le haut de la porte.

— Le neutraliser, tout ça, c’est trop de boulot, répondit-il sans paraître s’offusquer de ma morgue.

Je me sentais de plus en plus mal à l’aise entre ces murs hostiles comme s’ils étaient partie prenante de notre passe d’armes invisibles.

— En conclusion, on se rend à la gendarmerie et on leur file tout.

— C’est le plus économique, parce que si c’est moi qui les détruis, je serai contraint de vous en facturer les frais, dit-il avec un sourire désolé qui aurait pu m’amadouer s’il n’avait ajouté l’inentendable. La neutralisation ça peut néanmoins valoir le coup pour cette arme qui est mignonne. On coupe le canon et ça fait un joli jouet à offrir à un môme. Plus durable que du plastique made in China.

J’allais répliquer un truc du style Même pas dans mon pire cauchemar, quand il ajouta ingénument : C’est ce que j’ai fait pour mes fils.

En finir

Je mis deux secondes à me ressaisir. Jetais un œil vers mon mari qui semblait avoir ressenti l’uppercut lui-aussi, puis vers ma mère. Aucun effet collatéral sur elle qui avait vraisemblablement lâché l’affaire depuis un moment.

— On part à la gendarmerie, tranchai-je les dents serrées. Chéri, tu reprends tout ce petit bazar, s’il te plaît ? Maman, on s’en va.

— Transmettez le bonjour à votre père, dit cette dernière en se levant.

— Il passe souvent à la boutique, il était là encore il y a une heure. Si vous revenez, vous le verrez peut-être.

Risque pas de nous revoir, maugréai-je en refermant soigneusement la porte derrière nous. Pendant que Chéri remettait les pétoires dans le coffre, Maman se réinstallait dans la voiture.

— J’en reviens pas qu’il m’ait reconnue, dit-elle.

— Je crois qu’il bluffe, tu sais. Il n’aurait pu te croiser que bébé.

— Il se souvient de notre maison, il a dit où elle était.

— C’est toi qui lui as indiqué où tu habitais.

Ses traits s’étaient détendus, une lueur de contentement éclairait ses yeux.

En tout cas, c’est bien un Delmas, aussi charmant que son grand-père !

 

La suite à venir : A la gendarmerie.

photo : armes-ufa.com

Partagez l'article

2 réflexions sur « Chez l’armurier »

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *