Archives mensuelles : mai 2023

Les paroles s’envolent

« Les paroles s’envolent, les écrits restent, dit le proverbe, je n’y crois pas ! Les paroles sont assassines, trompeuses ou excessives alors que les écrits sont réfléchis, sincères et précis.
Les paroles ne s’envolent pas ; elles s’incrustent.
Les écrits ne restent pas, ils caressent. »

En lisant ces lignes attribuées à Bruno Combes dans Ce que je n’oserai jamais te dire, je pense à mon premier roman, Point à la ligne, dont le fil rouge réside dans les écrits. Des écrits dans lesquels des femmes en proie à des doutes trouvent la force d’avancer, de dépasser leurs hésitations.

« Les paroles s’envolent, les écrits restent » ai-je fait dire à la mère de l’une des héroïnes qui vouait un véritable culte à la lecture. Tel un mantra.

La force des écrits est assurément plus puissante que celle des paroles. Les écrits assassins ont des lames en acier trempé. Les écrits caresses sont infeutrables. Mais que penser des écrits jetés à la vite dans un mail, un post ou sur un bout de papier ? Ceux-là très certainement échappent à la règle.

Image par Gerd Altmann et Talpa de Pixabay

Le transporteur et la vieille dame

Ça y est, j’ai la date de mon déménagement !

Mon neveu Thomas est ravi. Un logement plus vaste, avec un jardin, l’attend. Projets d’aménagement, de décoration… en perspective. Et échéance pour moi qui lui ai promis une table pour contribuer à son emménagement.

Projet de livraison

Il me faut dare-dare trouver le moyen de transporter ledit meuble de la région parisienne jusque dans le sud-ouest, à moindre coût puisqu’il s’agit d’une table que j’adore, de famille certes, mais qui ne vaut plus grand-chose sur le marché des antiquités.

Allo, Mam, je vais certainement te faire livrer une table pour Thomas. Il l’embarquera chez lui avec tous les autres meubles que tu lui donnes. Tu es beaucoup plus disponible que lui pour réceptionner la table. Ça va être trop compliqué pour moi, sinon, de trouver un transporteur avec le bon créneau horaire, pour lui comme pour moi…

Bien sûr ma chérie. Thomas a commandé un camion de déménagement le 12 pour emporter d’ici le lit, les chaises et la commode. Il faudrait que la table arrive entretemps. Sinon, pas de problème, bien sûr que je peux m’en occuper.

Mère se montre toujours coopérative. Après quelques clics sur le clavier pour déposer une annonce sur un site de transport entre particuliers, tel un pêcheur à l’affut, j’attends ma prise. J’ai deux semaines devant moi. Large.

Pêche en cours

Le premier poisson se dit prêt à enlever la table à ma convenance mais ne peut pas m’assurer une livraison avant le 15. Si jamais je descends plus tôt, je vous préviens ! ajoute-t-il.

Le poisson suivant est une poissonne. Elle fait le trajet nord-sud demain justement. Je passe chez vous de bonne heure et je serai à Souillac en début d’après-midi, propose-t-elle. Cela me semble parfait jusqu’à ce qu’un doute surgisse dans ma petite tête.  Heu… Vous pensez être capable de descendre la table de la fourgonnette ? Seule je veux dire. La table pèse quelque trente kilos et ma mère est âgée, elle ne pourra pas vous aider.

Impossible pour la jeune femme, fragile du dos. Ce poisson remis à l’eau, il me reste à en attendre un autre.

J’en suis à espérer que le premier repointe ces écailles avec une date avancée quand un autre s’annonce.

Bonjour, je peux venir chercher votre colis en fin d’après-midi et le livrer demain matin à Souillac.

Bonjour, ce serait parfait. Pensez-vous être capable de décharger seul ?

Pas de problème ! répond M. Costaud qui s’appelle Patrick.

Course nocturne

De petit report en petit report, Patrick arrive chez moi à 22h largement dépassées. Il a préféré s’octroyer une large sieste avant de rouler toute la nuit.

À partir de quelle heure, puis-je passer chez votre mère ?

Je comprends qu’il pourrait y arriver dans la nuit mais qu’il va devoir attendre que Mère se lève.

Je le rassure. Lui dis que je vais prévenir ma mère pour qu’elle laisse le portail ouvert et qu’il pourra ainsi déposer la table devant la porte sans se soucier de l’heure. Cette perspective qui lui ôte toute contrainte horaire semble l’enchanter.

Dès les portes du fourgon refermées, j’appelle ma mère.

– Laisse bien le portail ouvert, dors sur tes deux oreilles et quand tu te lèveras, tu trouveras une table devant ta porte, bien emballée, comme si le père Noël était passé dans la nuit.

-J’ai tout compris, répond ma mère. Si je le vois, je lui offrirai du café.

-Tu ne le verras certainement pas, il va arriver dans la nuit. Dors, c’est tout ce que tu as à faire.

-D’accord. Je ne m’occupe de rien alors.

-C’est ça.

Quelques minutes après, mon téléphone vibre dans ma poche. C’est Patrick. Vous croyez vraiment que je peux débarquer comme ça en pleine nuit dans le jardin de votre mère ? À la campagne les gens surveillent. Les voisins ne vont pas me tirer dessus en voyant un noir descendre d’une camionnette ? demande-t-il inquiet.

Je le rassure, l’entrée de la maison est invisible depuis les autres habitations et les voisins ne sont pas armés à ma connaissance. Ne vous préoccupez pas de l’heure, procédez comme ça vous arrange. Bonne route !

Et tandis que Patrick a les yeux fixés sur la route, les miens se ferment.

Livré

Le lendemain, je pense attendre dix heures pour appeler ma mère et prendre des nouvelles de la livraison, lui donnant le temps d’émerger tranquillement. Mais elle me devance.

Bonjour maman, il n’est même pas huit heures, qu’est-ce que tu fais debout à cette heure matinale ?

Elle rit. Me raconte sa matinée comme une môme enivrée d’aventures.

Vers six heures du matin, elle qui n’entendrait pas un A380 s’écraser dans le jardin, perçoit le bruit d’un orage. S’inquiète pour la table.

– Je t’avais dit qu’elle était bien emballée et tu n’as quand même pas envisagé de la déplacer toi-même sous la pluie, si ?

– J’ai voulu voir, c’est tout.

– Je t’avais dit de dormir.

– Y’avait des éclairs partout dans le ciel, un vrai feu d’artifice, et il pleuvait à verse.

Mais le père Noël n’était pas passé. Elle entreprit alors d’ouvrir la porte du garage pour que le meuble puisse être déposé au sec.

– Mam, tu as dépassé l’âge de sortir la nuit, non ? Sous la pluie en plus. Et de tenter d’ouvrir une porte lourde et rouillée. Je t’avais dit de ne t’inquiéter de rien et de rester au lit.

– Je n’ai pas pu ouvrir la porte en entier et je me suis un peu trempée. Mais c’est pas grave.

– Tu es allée te recoucher j’espère.

– Pas tout de suite. Et quand je suis ressortie un peu plus tard, la camionnette se trouvait devant le garage. Ton gars est intelligent, il a compris qu’il fallait déposer le meuble au sec. Il allait refermer la portière mais il m’a vue. Je lui ai offert le café et on a papoté un peu. Pas longtemps, il était pressé, c’est surtout lui qui a parlé. Il m’a raconté qu’il a acheté une maison à Saint-Gaudens qu’il retape, qu’il fait les allers-retours tous les quinze jours, qu’il espère bien s’y installer définitivement un jour, qu’il doit passer prendre un copain à Toulouse qui va l’aider, qu’il vient de perdre sa grand-mère de 100 ans et demi qu’il adorait,  que si j’ai besoin de transporter quoi que ce soit vers chez toi, il repassera bien volontiers…

– Je vois en effet que vous n’avez pas parlé beaucoup. Surtout que tu n’avais pas encore, à cette heure-là, mis tes audioprothèses. Il a dû t’en raconter des trucs le mec, pour que tu captes tout ça !

– Il avait envie de parler un peu après toute cette route. Mais moi je ne lui ai pas raconté grand-chose.

– J’imagine. Tu trouves ça raisonnable de faire entrer chez toi un homme que tu ne connais pas ?

– C’est toi qui me l’as envoyé. C’est pas un étranger.

– On est de vieux potes, j’oubliais. J’ai appris son existence hier et je l’ai vu dix minutes en tout et pour tout, c’est dire !

– Tu as ses coordonnées, tu le connais. Il est intelligent, il a compris pour le garage, et très sympathique. Je lui rappelle sa grand-mère, il m’a dit. Et puis bel homme avec ça. Et costaud.

–  Sourde mais pas aveugle, dis moi. Tu t’es levée à six heures du mat, tu t’es trempée, mais tu es ravie de ton début de journée.

– Il m’a distrait.

– Alors je m’incline. Merci Mam en tout cas, je te rappelle ce soir.

Paroles et paroles

À peine ai-je raccroché d’avec ma mère qu’un Sms s’annonce.

Bonjour Sabine, je viens de déposer la table chez votre mère. Dans le garage qu’elle m’avait ouvert. Un peu plus tard que prévu mais j’ai préféré m’arrêter en route pour dormir deux heures. Votre mère est charmante, elle me rappelle ma grand-mère que je viens de perdre. Elle avait envie de parler un peu, la solitude lui pèse mais elle est très satisfaite de ses filles qui s’occupent bien d’elles. J’ai hésité à accepter son café et ses biscuits mais une pause était la bienvenue et je suis parfaitement dans les temps pour retrouver un ami à Toulouse d’ici 9h30. Je vous souhaite de vous rétablir très vite, à votre sœur de réussir son examen, à votre fils aîné de trouver très vite un job et au cadet j’adresse mes félicitations pour ses brillantes études. Et enfin, bon emménagement à votre neveu dans sa nouvelle maison. Je connais un peu le coin, il va s’y plaire. N’hésitez pas à me solliciter à nouveau si vous avez autre chose à transporter. Bonne journée. Patrick.

Chéri, ma mère n’a rien dit sur toi à son nouvel ami. Tu devrais être vexé, lancé-je à mon mari qui sort tout juste de la douche.

Bonjour Patrick, merci pour votre gentillesse, votre prévenance et votre efficacité. Ma mère a beaucoup apprécié votre compagnie matinale. Votre présence a ensoleillé sa journée. Vous savez maintenant qu’à Souillac c’est un petit-déj qui attend les voyageurs et non pas un fusil. Encore merci pour ce transport. Notre table se réjouit de commencer une nouvelle vie grâce à vous. Bonne route jusqu’à Toulouse et au-delà, et profitez bien de votre séjour occitan. Sabine

Rires

En fin de journée, je rappelle ma mère. Alors, tu as passé une bonne journée ? J’espère que tu as fait la sieste.

Mère raconte que, profitant d’une belle éclaircie, elle est allée se promener en début d’après-midi plutôt que de se reposer, qu’elle a rencontré une voisine devant l’église. Qui n’a pas entendu la camionnette ce matin.

– Comment veux-tu qu’elle l’ait entendue ? Elle dort côté opposé, elle est sourdingue et shootée aux calmants. Tu es une vraie môme, tu voulais lui parler de l’apollon pour lequel tu t’es levée à l’aube, c’est ça hein ?

Mère se met à rire.

– Beau garçon et intelligent.

– Tu oublies : et très sympathique. Il m’a envoyé un sms, visiblement le plaisir a été partagé. Alors je lui ai proposé de s’arrêter prendre un café les fois où il a envie de faire une pause. J’ai bien insisté en lui disant que surtout il n’hésite pas, que tu serais ravie de l’accueillir peu importe l’heure.

– Pourquoi pas ? Je lui rappelle sa grand-mère.

– Je ne plaisante pas, Maman, il pourrait bien s’arrêter. Mais la prochaine fois où tu me dis que tu ne veux pas d’inconnu chez toi pour quelques travaux d’entretien, je ne t’écouterai pas, parce que tu pourrais bien tomber sur un plombier canon qui te demandera de l’adopter. Voire de l’épouser. Le sexappeal des nonagénaires, ça ne se sait pas, mais ça fait des ravages tu sais.

Ma mère rit de plus belle. D’un rire de gamine.

images : Pixabay