J’ai croisé cette porte ce matin et je lui ai trouvé un air chafouin avec ses lucarnes tristes sous sa belle chevelure. N’est-ce pas ?

J’ai croisé cette porte ce matin et je lui ai trouvé un air chafouin avec ses lucarnes tristes sous sa belle chevelure. N’est-ce pas ?
Jolie initiative découverte dans un magazine : celle de la graineterie de mots. Une incitation à planter des mots pour enrichir son vocabulaire. C’est poétique, ludique et enrichissant. Bravo Johann Charvel, j’adorerais que nos routes se croisent !
A Mortemart ( un nom qui m’évoque Harry Potter, allez savoir pourquoi), charmante bourgade de Haute-Vienne, quelques rares personnes dans les ruelles, un chien et deux moutons aperçus dans un pré, un ciel gris menaçant et une seule boutique ouverte ce lundi de Pâques. Une bouquinerie. « Ici on trouve des livres et de quoi discuter », l’offre était alléchante.
Effectivement, un moment plus tard, ma tête était enrichie de conseils de visite et mes bras chargés de livres. Parmi eux, un mince roman, Oscar et la dame Rose d’Eric-Emmanuel Schmitt (une œuvre datant de 2009, devenue culte, déclinée en pièce de théâtre et film… et qui m’avait complètement échappée, je dois l’avouer. Je me suis renseignée depuis). C’est dans la salle d’attente de mon médecin que j’ai décidé de le lire, en espérant sans doute ne pas avoir le temps de l’y terminer malgré sa modeste longueur. Vœu pieu. Mais qu’importe puisqu’il m’a offert un doux moment de lecture.
Oscar a 10 ans et il est mourant. Ses parents sont désemparés, sonchirurgien honteux, les infirmières désarmées. C'est auprès de sa visiteuse, Mamie Rose, qu'il trouve du réconfort. Elle lui donne les clés pour vivre sereinement ses derniers jours. Un roman délicat dans lequel l'auteur a su parler de la douleur, de la tristesse, de la souffrance avec poésie, philosophie et humanisme. Une belle leçon de vie et de mort.
D’ailleurs, je l’ai offert à mon médecin, ce joli livre, aussitôt entrée dans son cabinet, en étant certaine qu’elle l’appréciera. Peut-être même qu’elle le donnera à son tour à l’un de ses patients, je sais qu’elle aime leur prêter des romans dont la lecture, dit-elle, peut leur faire du bien. Passeuse de livres, elle l’est elle aussi.
Image : extrait de la couverture Ed.Livre de poche
La rame de métro n’est pas bondée, c’est une chance, je vais voyager assise. Confort appréciable durant la grosse vingtaine de stations qui m’attend. Je vais pouvoir terminer mon bouquin.
Je m’installe sur un siège, contre la fenêtre, après avoir bousculé bien malgré moi deux jeunes qui discutent en obstruant l’allée. Excusez-moi ! leur ai-je dit en me faufilant entre eux sans qu’ils mouftent le moins du monde. Ni regard ni « c’est pas grave » ou je ne sais quoi d’autre. Rien. Même pas sûr qu’ils m’aient remarquée. La solitude habituelle de la foule, même si la foule ce matin-là n’est pas dense.
La femme
À peine ai-je sorti un bouquin de mon sac à dos et lu une dizaine de lignes, qu’une femme se glisse sur le siège face à moi. Je reprends ma lecture sans être encore assez absorbée par le récit pour ignorer qu’elle se mire dans un miroir de poche et sort une trousse dodue de son sac. Une métroquilleuse ! C’est ainsi que j’appelle ces femmes qui n’hésitent pas à se maquiller dans le métro, sans se soucier le moins du monde de leur entourage. Des manières qui m’ont toujours paru bizarres, presque indécentes mais je ne suis qu’une vieille rombière.
Parer son visage, c’est choisir de montrer un soi plus engageant. Comme s’habiller avec soin. Ainsi donc elles parient sur le fait que, de leur domicile jusqu’à leur installation dans le métro, elles ne rencontreront personne à qui elles aient envie de faire bonne figure. Un peu comme moi le samedi matin quand je vais acheter le pain pour le petit-déjeuner en cachant ma chemise de nuit sous un trench. En même temps, j’ai moins de cinquante mètres à parcourir, mon trench est bien enveloppant et ma tête au réveil est la même que celle de toujours. Ni mieux ni pire.
La métroquilleuse
Mais revenons aux métroquilleuses. En poussant un peu le raisonnement, voire le bouchon, on pourrait se demander pourquoi elles ne finiraient pas de s’habiller dans le métro, tant qu’à faire, tant qu’à ne croiser personne de connu d’elles. Ni leur patron.ne, ni leur belle mère, ni Brad Pitt. Paris est un village dit-on et ce n’est certainement pas dans un village que quelqu’un, ô le ou la malotru.e, oserait se prêter à pareil spectacle.
Un coup de rouge à lèvres, passe encore. Mais parfois, c’est ravalement de façade !
C’est ce qui m’attend, j’en ai bien l’impression. En effet, la femme ouvre un boîtier et applique sur son visage du fond de teint avec une petite éponge. Faut pas l’humidifier au préalable, l’éponge ? Elle a dû prévoir. Elle range le boîtier et sort un pot. Dans lequel elle trempe un gros pinceau et en tapote son visage. Rien qu’à la vue de cette poudre qui volette, j’ai le nez qui picotte. Si c’était autorisé, je me lèverai bien pour ouvrir la fenêtre.
Une trousse bedonnante
Un jeune homme s’assoit à côté d’elle, après avoir froncé les sourcils à la vue de la trousse ouverte sur les genoux de sa voisine. Une trousse trop garnie qui me fait penser à un poulet farci qui attend d’être cousu et mis à cuire. La femme observe soigneusement le résultat dans son petit miroir. Tourne la tête, approche le réflecteur. Diantre, un point noir ? Je ne vois pas comment ce serait possible sous pareil crépi.
La métroquilleuse retire maintenant un autre boîtier de sa trousse. Petit et rond. Mais bien sûr, du blush ! ! Un petit pinceau, un coup sur la pommette de droite, un sur la pommette de gauche, un coup d’œil dans le miroir. J’ai bien envie de lui dire qu’elle y est allée un peu fort, que franchement elle était mieux au naturel, mais je suis censée lire.
Son reflet d’ailleurs ne doit pas la satisfaire, car elle ajoute quelques touches de terracotta sur le front et le menton. On aborde le pointillisme, là.
Je pense à la Joconde, non pas que cette femme me la rappelle vous vous en doutez, plutôt par le biais de l’art. Si notre cher Leonardo l’avait peinte au vu et au su de tous les visiteurs du Louvre, aurait-elle son aura, son mystère d’aujourd’hui ?
L’ouvrière
Arrive le tour de l’ombre à paupière. Je devais m’y attendre mais là où je redoutais du bleu ou du vert pailleté, elle a le bon goût, si l’on peut dire, d’appliquer du prune. Disons que c’est moins pire. Sous les trémoussements du train, le minuscule pinceau a fait quelques dégâts que Dame Ripolin s’attache à gommer en lissant ses paupières du bout de son index. Exercice plutôt réussi je dois reconnaitre, même si un œil parait un plus grand que l’autre. C’était peut-être le cas avant sans que je le remarque.
Et puis vient le mascara, l’indispensable, juste au moment où le voisin de siège lui envoie le bout de son écharpe en pleine façade en se levant. Elle lui lance un regard agacé. Non mais ! Heureusement la peinture était sèche et le mascara encore dans son étui.
Je me rappelle ce voyage en train où l’une de mes co-voyageuses avait passé une partie du voyage à se manucurer les ongles. Du moins je le suppose. D’abord mes dents avaient grincé sous les coups de lime. Longs et appliqués. Puis une odeur, celle de l’acétone, qui prend les poumons. Et enfin celle du vernis. Acre et persistante. Combien de couches ? Je n’en avais rien su mais assez pour que le wagon soit contaminé pour de bon. La gêne est farceuse, elle ne choisit pas toujours le bon côté.
Appliquer du mascara dans un train en marche, bon courage ma cocotte, je me dis. C’est un truc à bavures. Je m’en bidonne d’avance de tes yeux de panda ! Mais c’était sans compter sur les heures de pratique de la Belle. Même dans un tank en manœuvre elle y serait parvenue. L’œil écarquillé, un petit coup de brosse en haut, un petit coup en bas. Net et… sans bavure.
Durant quelques secondes, elle ne cille pas. Le temps de ranger son tube, le temps que ses cils sèchent. Finalement elle aura réussi son coup. Je ne la trouve pas très jolie. Le maquillage trop appuyé, les vêtements quelconques. La sophistication est un art subtil. Je replonge le nez dans mon bouquin. À cause de son tintouin, je n’aurai rien lu.
Le comble
Mais voilà qu’elle saisit dans sa trousse un tube élancé. Un gloss ?
Non. Un eye-liner. Je n’en crois pas mes yeux qui, eux, sont à poil. Elle va quand même pas s’en mettre ? Pour le coup, ce serait jouer à la roulette russe avec cinq balles dans le barillet.
Et si.
Le bouchon de l’eye-liner sur les genoux, le miroir dans une main, le pinceau dans l’autre, délicatement saisi du bout des doigts. Un œil fermé. Le pinceau s’approche du coin interne. Recule. S’y pose à nouveau. Recule. Je me demande jusqu’à quel point elle va le rater son trait. Comment elle va s’y prendre pour effacer son massacre.
Le métro tressaute. Dame Ripolin, le coude levé, attend.
Puis, à peine la rame stabilisée dans la station, elle pose l’extrémité du pinceau au coin de l’œil, sans hésitation, pile dans le mille, comme une infirmière aguerrie la pointe de son aiguille. Et tire le pinceau sur tout le bord de l’œil laissant derrière lui une belle trace noire, fine et régulière.
Le trait tout juste terminé, le métro repart. Elle ouvre délicatement son œil et observe son travail dans le petit miroir
Quand le métro freine, je la sens prête à recommencer. En effet, elle ajuste son miroir, lève le coude, ferme l’autre œil. Je jette un regard au monsieur bedonnant qui vient de prendre place à côté d’elle. Un mouvement de sa part ruinerait l’affaire. Mais elle ne semble pas s’en soucier.
Le train se stabilise, elle dégaine son trait, à reculons, sur l’autre paupière. Avec une même assurance et un résultat tout aussi satisfaisant. Même dans la quiétude de ma salle de bain avec miroir fixe et tablette à portée, je n’atteindrais pas le quart de son résultat. Je suis bluffée.
Chapeau bas, Madame.
L’art de faire et de plaire
D’ailleurs la désormais métroquillée se mire attentivement puis remise son rimmel dans la trousse, l’air satisfait. Sors un tube de rouge, l’applique sur ses lèvres en deux mouvements. Le B.A.BA de l’ouvrière qu’elle est. Montre ses dents au miroir. Et range la trousse dans son sac, avant de tourner son visage vers la fenêtre pour regarder le mur défiler derrière.
Le ravalement est bel et bien terminé. Elle peut envoyer la facture.
Plus que deux stations avant que je descende. Il est trop tard pour lire. Je range mon roman dans mon sac à dos et regarde machinalement les voyageurs assis de l’autre côté de l’allée. Parmi eux, une femme à laquelle je ne saurais donner d’âge, musulmane certainement, robe grise longue et foulard ajusté. Pas un cheveu ne dépasse. Elle pourrait n’être qu’une forme triste et terne si ses yeux d’un noir insondable, magnifiquement brunis, ces cils courbés et son teint parfait n’appelaient les regards. Magnifiquement maquillée. Paradoxale. Équivoque. Troublante. Qui veut-elle séduire, cette métrokilleuse ?
Images Pixabay (Karolina Grabowska, Dennis Von Dutch et Bruno /Germany)
Un gîte dans un hameau au coeur du Limousin. Au dehors les oiseaux chantent. On n’entend qu’eux. En prêtant l’oreille, un aboiement au lointain, un coassement peut-être. Rien de plus. Même la chèvre et les poules voisines se taisent.
Mais dans la maison, c’est le raffut ! Ca brait, beugle, cancane, hennit, bêle, criaille, cacarde, caquette… dans le couloir. On ne s’entend plus !
Si vous croyez la situation désespérée, pensez aux homards dans l’aquarium du restaurant du Titanic.
Cette citation qui tourne depuis quelques jours sur les réseaux sociaux m’a fait sourire.
Croire dans un meilleur toujours possible. Tout peut arriver, comme la rencontre enchanteresse entre Marie et Claire dans Merci Gary, mon second roman. Des miracles, il y en a, et s’il est parfois difficile d’y croire, ne jamais être celui qui lâche prise deux secondes avant un prodige, foi de homards !
Image par WikiImages, Pixabay
Elles sont tellement belles ces phrases que j’aurais pu les écrire dans un carnet, comme je m’y adonnais ado. Pour mieux les déguster, pour m’en imprégner. Des phrases poétiques qui mettent des mots justes sur des sentiments.
Je n’ai plus de carnet à phrases aujourd’hui, mais un téléphone avec lequel j’ai eu envie de les capturer pour vous les partager.
Tous ces passages proviennent du roman de Jon Kalman Stefansson, Ton absence n’est que ténèbres, dont j’ai déjà parlé. Rapidement. Que dire en effet sur un livre aussi puissant ? Rien.
Aussi je vous laisse lire les passages entre les traits jaunes. Je vous les offre à la façon d’un bouquet de fleurs. En nombre impair comme des roses.
De l’usage des ressorts. Ce pourrait être le titre d’un manuel, c’est dans mon esprit que ça s’est passé. Récupérer des ressorts de siège, c’était tentant, mais pour quel usage ?
Il vaut mieux que je vous raconte tout depuis le début.
Sur Geev, l’appli de dons dont j’ai déjà parlé récemment, un certain Sim99 proposait deux sacs de ressorts de fauteuil. Et moi, j’adore les bouts de ferraille, c’est ainsi. A croire que je suis tombée, gamine, dans un baril de clous.
J’ai lutté, attendu, espéré ? que l’homme trouve preneur. En vain. Au bout d’une semaine, j’ai craqué. Un délai honnête pour laisser la chance au destin de m’ôter cette perspective, mais l’imprévisible destin refusa tout bonnement cette proposition et me tourna le dos. Tant pis pour lui.
Bonjour, je suis intéressée par votre don s’il est toujours disponible. Le diable n’était pas loin, j’en suis certaine.
Evidemment Sim99, qui signa Simon sa réponse, n’avait trouvé aucun fou pour récupérer sa ferraille. Nous nous sommes donné rendez-vous devant chez lui, à quelques centaines de mètres de chez moi, en début de soirée. Chéri, tu m’accompagnes ? Je vais chercher des sacs de ressorts. Qu’est-ce que tu vas faire de ça ? m’entendis-je répondre. Toujours la même question. Toujours la même réponse : Je ne sais pas encore, mais je trouverai.
Simon nous attendait avec deux gros sacs posés à ses pieds. Vous avez combien de sièges à refaire ? demanda-t-il. Aucun. Je vais plutôt en faire une sculpture, m’entendis-je lui répondre. Ou peut-être un perchoir à oiseaux, allez savoir, ajouta chéri du tac au tac. Simon semblait un peu perdu face à ces deux fantaisistes déguisés en cadres de banque. Nous le remercièrent pour sa générosité et filèrent dans la pénombre.
-Franchement, qu’est-ce que tu vas faire de tout ce fatras ?
-Franchement ? Je sais pas, pas encore.
Un sms s’annonça dans ma poche à peine étions-nous de retour chez nous. Je suis curieux de voir comment vous allez utiliser les ressorts. Tenez-moi au courant ! Simon
-Il a atterri ! Tu l’as scotché avec ton histoire de sculpture. Lui qui croyait bêtement, naïvement, que tu allais refaire des sièges.
-Un perchoir à oiseaux, c’est pas une si mauvaise idée.
-Je déconnais.
-Dommage ! Tu pourrais avoir de bonnes idées.
A partir de moment-là, point de repos. Mes neurones s’enroulèrent sur eux-mêmes, s’emmêlèrent, s’échauffèrent… jusqu’à ce qu’un germe d’idée se profile deux jours plus tard.
J’ai aligné les ressorts sur le sol, cherché une bobine de fil de cuivre dans ma caisse à outils. Profité d’une course pour acheter des boules en polystyrène.
Et de lien en lien, de coup de pinceau en coup de pinceau, la chose a jailli. Je l’ai suspendue à une cimaise et j’ai envoyé sa photo à Simon. Vos ressorts font le mur !
Hé oh, pas mal ! il m’a répondu dans la foulée. Bravo pour votre créativité. Si j’ai d’autres choses à donner, je penserai à vous.
Et maintenant tu vas faire quoi de tous les ressorts restants ?
Un perchoir à oiseaux.
Le diable est facétieux.
Tu as tout pour toi, ma chérie ! Il n’arrêtait pas de me le répéter mon père. Pas comme moi, il ajoutait. Tu as la chance, toi, de pouvoir faire des études. Alors, vas-y, aie de l’ambition. Je comprenais, Papa, que cette ambition tu aurais aimé qu’elle fut la tienne, mais qu’avec ton CAP tu avais été condamné à rester ouvrier.
Gavage indolore
HEC, un MBA, j’ai tout avalé, sans rechigner. En me glissant, sans heurts, sans vagues, transparente, parmi mes condisciples qui ne pouvaient même pas imaginer un quart d’instant que je n’avais jamais pris l’avion et que mes parents ne possédaient pas de maison de campagne. Ne possédaient pas de maison tout court et cédaient à l’angoisse, malgré l’habitude, quand la fin du mois se profilait, et les traites qui vont avec. J’ai bossé comme deux, me suis nourrie de pâtes premier prix et de soupes lyophilisées, au milieu de tous ces nantis, parce qu’avec une bourse scolaire, on n’est pas Crésus. Mais je ne ressentais rien, aucune douleur, seule la sensation de frôler les étoiles qui me portait au firmament de l’ambition.
Jamais placée dans les tout premiers de la promo, mais bien classée. Toujours. J’ai obtenu des stages prestigieux. Rencontré des mentors, des intellectuels, fait mes premiers pas dans les restaurants des beaux quartiers. Me suis appliquée comme Pretty Woman à apprendre les codes d’un luxe que je pensais pour certains. Pour les autres.
A l’aune du nombre de zéros
Après les stages, des propositions d’embauche pour des postes à responsabilités, comme on dit, dans des banques, des cabinets d’expertise et d’audit. Je faisais la fine bouche. Faisais monter les enchères. Des zéros, des stock-options, vols en first, chambres 5*. Et toujours des oui. Personne pour m’arrêter. Surtout pas mon père. Ma mère doutait. Si ça te rend heureuse, elle disait.
Travailler. Travailler toujours plus. Terminer à pas d’heure. Rentrer en taxi. Et puis déménager, pour ne pas perdre une minute, dans un appartement à une encablure, au cœur du quartier d’affaires. Béton, vitres et métal. Glacial en hiver, brûlant en été. Un seul arbre à deux cents mètres à la ronde, maladif, écrasé par la hauteur des tours, se demandant ce qu’il fiche là, qu’elle mauvaise carte du destin il a tirée pour se trouver dans une telle disgrâce.
Dans mon dé à coudre hors de prix, je passais. Dormais quatre ou cinq heures et repartais au boulot la fleur au fusil. Quelle connerie la guerre, celle du business autant que toutes, mais je ne le savais pas encore. Les journées vélo-métro-boulot de me débuts virèrent insidieusement au taxi-avion-boulot en working girl que j’étais devenue, anesthésiée par les euros, obnubilée par cette réussite qui se mesure au nombre de chiffres alignés sur son bulletin de salaire.
Une armée des ombres
Parfois un homme m’accompagnait jusqu’à mon lit. Surtout le vendredi soir, quand l’esprit et le corps se relâchent. Après quelques bières, un joint parfois. Il revenait le vendredi suivant et encore quelques vendredis. Et un autre prenait sa place. Aucun ne s’est éternisé. Je n’avais rien d’autre à leur offrir que l’image d’eux-mêmes, épuisés par une course à l’ambition. Nous étions des soldats programmés pour le business, tous pareils, dans nos uniformes. Que sont-ils devenus maintenant, ces amants de quelques semaines, sont-ils morts disparus ou bien encore vivants ?
Ma mère s’inquiétait, sans ne rien montrer d’autre qu’une fierté portée en étendard. La réussite de sa fille. Tu as un copain ? Tu ne comptes pas te marier et avoir des enfants ? La vie passe, tu sais, et n’attend personne. Je travaille, Maman, je n’ai pas de temps pour ça. Des copains, j’en ai, ne t’en fais pas. Ma vie, elle est comme ça et elle me convient. Pour clore le sujet, je lui offrais un sac de marque, une paire d’escarpins en cuir, un carré Hermès… qu’elle rangeait soigneusement au fond de son armoire parce qu’ils étaient trop beaux pour elle.
D’avions en taxis, de tableaux Excel en PowerPoint, je suis devenue experte en organisation. Gourou du logigramme, chantre du diagnostic, prêtresse des préconisations. Appelée au chevet des entreprises, comme on dit. Experte en réorganisations plutôt. Pas de quartier. Il fallait trancher. Mutiler pour sauver. À y perdre des âmes, et la mienne en premier, peu importait.
L’inconnue
Et puis, un jour, je l’ai croisée, cette inconnue dans l’ascenseur, Elle souriait, Et moi je lui ai souri de même. Toi que je ne connaissais pas, toi qui ne me connaissais pas. Même le Diable sait sourire.
Cinq minutes plus tard, je me trouvais dans le bureau du Directeur général, attendant la DRH qui ne devait pas tarder. Et c’est elle qui est arrivée, les lèvres serrées, le regard inquiet. On va éviter un PSE, j’espère, elle a dit, la voix blanche. Chevrotante.
Le DG a ouvert un dossier. Un organigramme. Des noms. Des visages imaginés. Ma mission s’est dessinée, laissant la DRH désarmée. Des têtes à sacrifier sur l’autel de la Sauvegarde de l’Emploi, le Plan on n’allait pas y couper. Couper, rayer, enlever, aérer. Des strates, des directions, des services. Restrictions en tous genres, rationnement annoncé. Ersatz sans goût ni odeur. Et pour ne rien sauver du tout, parce qu’il n’y avait rien d’autre à sauver que des bénéfices toujours croissants et des dividendes gonflés. La routine en sorte. Ma routine d’une journée au front. Mais ce n’était plus pareil, tout était abîmé. La réalité, tel un éclat d’obus, m’avait atteinte en pleine face. Parce que ce devait être le bon moment, parce qu’un sourire m’avait rendue humaine. Enfin.
J’ai plongé mes yeux de commandant de troupes dans ceux de la DRH, combattante aussi désarmée qu’involontaire. Il pleuvait sans cesse sur nous ce jour-là. Un gouffre de tristesse qu’un éclair de colère vint zébrer. Contre son supérieur, contre le système, contre moi. Mais je n’étais plus celle-là. Refusant de couper des têtes, j’ai proposé une réorganisation. À chacun sa place, à chacun une place. Où sont les économies ? a demandé le DG. Je l’ai regardé, fixé plutôt. Avec un visage heureux, avec le visage de celui qui dépose son arme et affirme qu’il est prêt à mourir pour ne pas trahir. Dans l’augmentation de la productivité, cela va sans dire. Elles seront là les économies.
Ce n’est pas ce que le Conseil d’administration vous demande, il a répondu. Mais c’est que je vous propose, c’est ma seule et unique proposition à vrai dire, j’ai rétorqué. Une piste intéressante, a ajouté la DRH.
Touché, coulée
Il a froncé les yeux comme touché par un projectile en plein front. Avant de me demander de sortir de son bureau. Derrière la vitre, depuis le couloir, je l’ai vu tancer la DRH puis décrocher son téléphone. Mon boss à l’autre bout de la ligne certainement. Sous une pluie de fer, de feu d’acier de sang, il m’a virée. Pas faite pour le job, il a dit. Il n’avait pas tort. Plus faite pour le job.
J’ai quarante-deux ans, plus de travail, ni amant ni mari, pas d’enfant. Plus d’envies. Personne vers qui courir, personne à serrer dans mes bras. Des regrets, des remords et un vide abyssal. Rien d’autre que des euros à la banque, des affaires de luxe dans le dressing et cet appartement vide et froid. Il pleut sans cesse depuis ce jour-là. Et ma vie n’est plus qu’une pluie de deuil.
Barbara, rappelle-toi de ta vie d’avant, me dit mon père. Tu as tout pour toi. Fais un effort et tu vas redevenir celle que tu étais. Ne m’en veux pas si je te rudoie, c’est pour ton bien, il insiste. Je suis fatiguée, Papa. Pas autant que toi, c’est certain, après quarante ans d’usine. Mais tellement fatiguée. Terriblement désenchantée par cette guerre d’aujourd’hui.
Barbara, s’inquiète ma mère, tu n’as vraiment pas bonne mine. Es-tu certaine de ne pas être malade, tu as fait des examens pour vérifier ? Je n’ai rien, Maman, je t’assure. Je souffre de mes rêves morts, de mes rêves partis pourrir au loin, au loin très loin de moi, dont il ne reste rien.
Rêves et projets en surface
Les mois ont passé. Pilules et toubibs. La guerre des nerfs a cessé, les bombardements d’injonctions se sont tus, les tirs d’heures à n’en plus finir ne résonnent plus. Du sommeil, du soleil, le grand air, du vent et des oiseaux, mon corps s’est réveillé. Après avoir dit stop, il a dit Et tes rêves, Barbara ?, la vie reprend.
Je veux marcher, souriante, épanouie, ravie. Sous la pluie et le soleil. Ruisselante d’envies et de projets. Il est temps, Barbara, de reconstruire ta vie.
Mon téléphone a sonné. J’ai eu du mal pour vous retrouver ! C’est la DRH qui m’appelle, elle a démissionné après que je me suis fait virer. Mon attitude lui en a donné la force. Elle veut me remercier, me dire qu’elle a besoin de personnes comme moi, humaines avant tout, engagées pour le meilleur et non le pire, dans l’entreprise où elle travaille désormais. Et si nous prenions un verre ensemble, et si on se disait tu même si on ne s’est vues qu’une seule fois ?
Photos : Pixabay
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Et si vous avez manqué le micro-récit précédent, c’est ici.
Je l’attendais à la sortie de ma station de métro. Elle est arrivée avec un sourire sur les lèvres et un bouquin dans la main.
Je l’ai rencontré sur Geev, une appli pour favoriser les échanges d’objets et alimentaires. Un bon plan anti-gaspi. Adepte depuis longtemps du don, j’en ai déjà parlé, j’ai découvert il n’y a pas très longtemps ce dispositif bien plus pratique que les mises en relation par mail. N’y voyez aucun prosélytisme de ma part, juste une explication du contexte dans lequel j’ai rencontré celle que je vais appeler Céline.
Sur l’appli, elle proposait un ouvrage de Yasmina Reza, l’un de ceux que je voulais justement acheter. Alors j’ai attendu quelques jours pour me déclarer, afin de ne priver personne, et nous nous sommes retrouvées à une encablure de chez moi puisqu’elle passait justement par là.
C’est un livre très agréable à lire, vous verrez, avec toute une série de personnages et de petites histoires, m’a-t-elle dit en me remettant le Folio. Vous donnez vos livres après les avoir lus ? lui ai-je demandé. Elle m’a répondu qu’en effet, elle trouvait cela plus intéressant de faire circuler les belles histoires plutôt que de les empiler chez elle. Qu’elle était ravie de partager le plaisir qu’elle avait à lire.
Elle souriait, Céline, en m’offrant son livre. Je lui ai répondu que je donnerai à mon tour ce Poche après l’avoir lu, qu’ainsi il poursuivrait sa route. Et nous nous sommes dit au revoir. Passeuses de livres, heureuses parmi les heureuses.