Maître en satin

HISTOIRE COURTE

J’agite mes orteils pour délasser mes pieds, conduire pieds nus est une torture. Et observe mon visage dans le rétroviseur intérieur. Ma nuit blanche y a imprimé quantité d’ombres mais, aucun participant au stage ne me connaissant, au pire je passerai pour dix ans plus âgée. J’enfile mes chaussures en sortant du véhicule, tire sur ma robe, enfile mon trench. Par chance oublié dans la voiture.

M’y voilà ! Trois heures à parler succession à un club d’entrepreneurs, et plus d’échappatoire ! J’ai le palpitant qui tambourine, bien qu’il s’agisse de ma vingt-deuxième prestation dans ce domaine. Ce qui m’inquiète n’est pas de ne pas maitriser le sujet, c’est moi. L’habit fait le moine, dit-on. Il fait aussi la notaire.

Entrée dans l’arène

En montant les quelques marches qui mènent à la salle, je trébuche sur mes stilettos. Pas un magasin d’ouvert ce matin sur ma route pour acheter des ballerines. Altitude douze centimètres ou plante des pieds à même la moquette. Même en arguant épine calcanéenne ou allergie au cuir de bovin, les arrivées pieds nus c’est bon pour les artistes. Et je n’en suis pas une.

Je salue l’assemblée en la balayant du regard, huit hommes, deux femmes. « Je suis Maître Sophie Acte, dis-je, un nom aptonyme facile à retenir. » En général, les zygomatiques se relâchent, certains relèvent le terme qu’il découvre. Aptonyme, vraiment ? Absolument, comme monsieur Viandard, boucher, et madame Sauveur, médecin.

Ce matin-ci, personne ne moufte. Les yeux sont braqués sur mes chevilles. J’aurais dû ceinturer ma robe pour la relever. Avec un peu de chance j’aurais trouvé un bout de ficelle dans ma voiture. Trop tard.

Mauvaise tenue

Je lance le diaporama. « Alors, pour commencer, les abattements. Il faut les connaitre pour les faire jouer au maximum » annoncé-je.

Je déroule mes slides dans un silence de chambre mortuaire.  Heu les gars vous êtes avec moi ? ai-je envie de leur dire. A moins que je hurle un grand coup pour les réveiller. Encore faudrait-il que j’en aie la force. Je reste pro. Demande « Qui peut rappeler les cinq abattements les plus connus que nous venons de voir ? » Un jeune barbu se lance. Je rectifie un point. « C’est bon pour tous ? » Un mâchouilli de  « oui » me revient pour réponse.

Il fait une chaleur à cuire des œufs au plat à même le bureau. « On pourrait ouvrir les fenêtres » proposé-je. Un grand baraqué se lance dans la manœuvre. « Non, elles sont bloquées » il dit.

Je déboutonne mon trench. A peine ai-je retiré la première manche que je le regrette aussitôt. Putain, je m’étais juré de rester coincée dans ce pardessus cache-honte. Trop tard, je suis à nu.

Pas nue. En tenue de soirée.

Doutes et questions

Les yeux remontent le long de mes jambes. S’élargissent en découvrant que le bout de satin lie-de-vin qui dépassait de mon trench, surplombait mes escarpins, se prolonge sur tout mon corps. Qu’est-ce qu’elle fout en pareille tenue, en pleine journée, dans un séminaire pour entrepreneurs ?  Elle sort de boîte ? Elle n’est pas rentrée chez elle après une mission d’escort ? Je perçois leurs doutes qui viennent d’enfler à en crever. Est-elle bien la notaire qu’on nous avait annoncée au moins ? Elle semble maitriser son sujet mais allez savoir…

Dois-je me lancer dans des explications ? Leur raconter ma soirée à l’Opéra pour une prestigieuse opération caritative organisé par mon époux, qui a pris fin vers trois heures du matin, juste avant que notre voisine du dessus, Reine Happe, n’ait choisi de se défenestrer et ne manque nous tomber sur le capot.

Notre voiture fut épargnée mais pas madame Happe. Morte sur le coup. Notre nuit aussi.

Up or down

Nous avons appelé le Samu, la police, répondu aux questions d’usage et réveillé le concierge qui, dans sa semi-conscience, mis deux siècles pour trouver la bonne clé. La police fut à peine plus rapide pour exiger de nous une déposition au poste. Dans l’appartement de notre voisine, ils avaient trouvé la télé allumée et, sur la table de la cuisine, trois tablettes de psychotrope ainsi qu’une bouteille de Cognac, vides. Et sur son réfrigérateur, un post-it avec mon numéro de téléphone sous les mots En cas de problème.

Cette révélation m’a étourdie comme si je venais de percuter une porte vitrée (et je sais de quoi je parle). Durant la soirée, mon téléphone était en mode avion. Et si j’avais manqué son appel de détresse ? J’ai vérifié, aucune notification. Une pulsion suicidaire ne devait pas être un problème pour elle.

Connaissait-on bien madame Happe ? Avait-on décelé ses tendances suicidaires ? Savions-nous si elle avait de la famille, était suivie par un médecin ? On ne confie pas son numéro de téléphone à n’importe qui.

Nous avons confirmé, nous connaissions madame Happe. Bien ? C’est une autre histoire. On se croisait dans l’ascenseur, dans le local à poubelles, à la boulangerie du quartier… Aucune intimité qui pousse à quelques confidences. « Nous ne sommes pas psychiatres monsieur l’agent, je suis notaire et mon mari commissaire-priseur. Je lui ai donné ce post-it l’année dernière quand notre concierge a été hospitalisé. Son absence l’angoissait, elle me l’a dit dans le hall, parce qu’elle attendait un colis. Alors je lui ai proposé de me rendre pour elle à la poste si elle rencontrait des difficultés pour récupérer son paquet. C’est tout. »

Et c’était tout, hélas. Je n’avais certainement pas assez prêté attention à elle et les remords me mordillaient la conscience depuis le petit jour. Elle n’allait pas fort, cela je le savais, et je ne m’en suis pas préoccupée. Happe, un contraptonyme, elle aurait dû s’appeler Down.

Un fond toujours plus profond

Je sens que je m’égare, que j’ai de plus en plus chaud. Il me faut rester concentrée et  boucler au plus vite cet exposé, surmonter mon épuisement, alors pas d’explications superfétatoires. De toute façon, le mal est fait, ma crédibilité s’est perdue dans le satin, ratatinée sur le sol. «Madame ? » m’interpelle le plus âgé. Il devrait savoir, lui, que l’usage est de dire Maître. J’ai envie de lui rappeler la règle, le faire payer pour les autres, mais mes talons vertigineux et mon déficit abyssal de confiance du jour m’en dissuadent. Je réponds à sa question personnelle. Aucun autre participant ne rebondit dessus. Leur confiance dans mes compétences est restée coincée au niveau de mes chevilles. Si au moins ils me mettaient sur le grill pour me tester, cela pourrait devenir amusant. Et puis non, je n’ai pas envie de jouer aujourd’hui. Service minimum. Je cherche de la compréhension, un éclat de compassion sur les visages des deux entrepreneures. Je ne rencontre que des traits aussi fermés que l’esprit de mon beau-père.

Voyons, j’en suis où de ma présentation ? « Passons au démembrement ! »  D’habitude, j’ajoute « démembrement de propriété, on n’est pas dans un thriller » mais aujourd’hui l’image du corps sanguinolent de ma voisine m’en coupe toute envie. Je prends une inspiration. Me tourne vers le tableau blanc pour saisir un marqueur comme on doit attraper un débris flottant quand on est sur le point de se noyer, et c’est là que je me suis enfoncée encore plus. Comme si on pouvait se tuer deux fois.

Sous le nez des chefs d’entreprise, maintenant, mon dos nu jusqu’à la taille. Je peine à trouver le courage de me retourner et affronter la mine des participants. Leurs mâchoires décrochées ne m’évoquent rien de moins que celle de Pierre Richard devant la chute de rein de Mireille Darc dans Le grand blond avec une chaussure noire. Et merde ! Pourtant je me l’étais gravé dans le ciboulot : Ne pas se retourner avant de remettre le trench ! Mes joues sentent le roussi à force de cuire.

Coming out

J’en perds ma retenue, perdue pour perdue, je me lance. « Désolée, vraiment, soyez en certains, de vous imposer une tenue pareille pour vous parler succession entrepreneuriale, j’ai dû participer à une soirée de gala hier soir et un accident grave m’a retenue jusqu’à ce matin. J’ai préféré venir dans cette tenue plutôt que d’arriver en retard et perturber le programme de votre journée. J’aurais dû vous apporter cette précision dès mon arrivée, cela aurait évité les malentendus. L’absence de sommeil est de mauvais conseil, je vous prie de m’en excuser. »

Je suis fière de moi d’avoir réussi à ficeler une explication sobre sans bafouiller. Face à moi, les yeux se froncent. J’y lis Mais qu’est-ce qu’elle nous raconte là ? C’est quoi cette justification aussi douteuse que tardive ? Deux petits sourires narquois et aucun commentaire. Effet manqué. Je poursuis sur ma lancée. « Passons aux frais de succession »

Délivrance

« Des questions ? » Jamais, de ma vie de formatrice, je n’ai été aussi peu sollicitée. Auditoire anesthésié. Et moi, sur le point de m’écrouler. Je leur affiche la dernière slide avec mes coordonnées. « Si des questions vous reviennent, contactez-moi ».

Je vois le barbu et le rondouillard échanger quelques mots et un sourire égrillard. «Messieurs, une question avant qu’on se sépare ? ». « Non, non » répond le poilu avec la mine réjouie de celui qui vient de faire une blague graveleuse. Les deux participantes se sont déjà levées, pour soulager leur vessie j’imagine, avant l’arrivée du prochain intervenant.

Je me hâte de remettre mon trench avant que l’expert-comptable ne pointe son nez justement. Et débranche mon ordinateur. Quand je me relève, la plus jeune des participantes se tient devant moi. « J’étais au gala de la Fondation moi aussi hier soir, mon mari est biologiste. Une très belle soirée. Je vous avais remarquée, votre robe est superbe. » Son sourire est une liqueur au miel. « Et vous me croyez quand je vous dis que je n’ai pas pu rentrer chez moi ensuite ? » Elle sonde mes yeux comme si elle y cherchait le symptôme d’un trouble quelconque. « Quelle importance ? Vous devriez aller vous reposer. »

Je n’ai plus un atome de force. Mon corps et mon esprit rampent comme un camembert oublié au soleil. Je m’effondre sur la banquette de ma voiture. Juste avant de sombrer dans un semi coma, je réalise que je suis allongée dans ma voiture, à une heure où le soleil est au zénith, décomposée, en robe de soirée froissée, à la vue des passants. Que l’un d’entre eux pourrait me remarquer, craindre le pire et appeler la police.

Il ne manquerait plus que ça…

Photos empruntées aux sites Vila.com et mondialtissus.fr

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