boutons

Le chant des boutons

                                                           Court récit

Certains bruits marquent l’enfance, à l’instar d’odeurs ou d’images.

Jeune enfant je plongeais la main dans la boîte à boutons de ma grand-mère qui sentait la poussière et le vieux tissu, avec la convoitise du gourmand dans un bocal à bonbons.

Une boîte à merveilles qui ne payait pas de mine

Un coffret de la taille d’une boîte à chaussures, en carton recouvert d’une cretonne fleurie dont on ne pouvait plus guère discerner les couleurs originelles. Remplie à craquer de boutons. Mon grand-père ironisait, disait qu’un jour prochain, inévitablement, aucun bouton supplémentaire ne voudrait y tenir, même minuscule. Qu’aucun contenant, et pas plus celui-ci, ne se remplissait à l’infini. Ce jour-là pourtant ne semble jamais être arrivé : autant que je m’en souvienne, ma grand-mère n’utilisa jamais d’autre boîte à boutons que celle-ci.

Le couvercle tenait on ne sait comment, en équilibre précaire sur le dôme de boutons, maintenu par un élastique gris de crasse.

Se sentir riche de rien du tout

En malaxant les boutons, je me sentais Arpagon, « de l’or, de l’or ». Un vrai trésor ! Tellement différents par la forme, la couleur, la matière, ils donnaient envie d’en composer des tableaux et c’est que je faisais en les alignant sur la table. Ils me fascinaient. Ma préférence allait aux plus anciens, ceux en plâtre émaillé, en métal coloré ou en verre de jais. Pas une fois, je n’ai séjourné chez ma grand-mère sans sortir du placard l’obèse boîte. « Qu’est-ce qu’elle fabrique encore avec cette saleté ? »

Une transmission patrimoniale et culturelle loin du magot

Après le décès de mon aïeule, ma mère récupéra ce trésor et le compléta de ses propres pièces comme on enrichit une collection. Un écrin plus valorisant leur fut trouvé sous la forme d’un petit meuble de mercerie « DMC », chiné je ne sais où, muni de cinq tiroirs à l’origine prévus pour des écheveaux de fils à broder.

Les boutons y furent classés par couleurs, les exemplaires similaires liés ensemble d’un simple fil à coudre ou encore d’un brin de laine. J’imagine que ma mère durant mes journées de classe y consacra quelques heures, certainement parce qu’elle les vénérait, elle aussi. Ou plus prosaïquement parce qu’en couturière régulière elle trouvait plus facile de dénicher ainsi le bouton qui convenait le mieux à son ouvrage en cours.

Des points de vue générationnels

Craignant toujours d’en manquer, de ne pas posséder la bonne combinaison – diamètre, couleur, style et nombre – pour terminer ses vêtements ou remplacer ceux qui s’échappaient de nos tenues, elle décousait et attachait soigneusement ensemble les boutons des vêtements usagés qu’elle donnait à des proches ou des associations. Ce qui, sans qu’elle veuille l’admettre, oblitérait sérieusement l’adoptabilité de ces effets. Quand je lui objectais que la probabilité qu’elle réutilise ces boutons-là était plus faible que celle que le vêtement ainsi dépourvu finisse sous peu à la poubelle, plus personne ne prenant le soin de se procurer de nouveaux boutons et de les coudre pour remettre en service un vêtement, elle montait sur ses grands chevaux favoris. Les femmes de notre époque ne savaient plus coudre, pas même un bouton ! Pour elle, les hommes étaient hors sujet, donc absous. A travers son prisme d’ancienne élève de l’Ecole ménagère, la couture constituait une politesse élémentaire. « Mais enfin qu’est-ce qu’elles font ces femmes quand elles perdent un bouton sur un manteau, elles le jettent ? » J’avais beau lui opposer qu’un bouton manquant n’était pas la fin du monde, que des retoucheries existaient un peu partout, que les jeunes avaient d’autres priorités… aucun argument n’infléchissait sa pensée. Le bouton manquant portait à lui seul le poids de la décadence contemporaine.

Un drôle d’épidémie dans mon entourage

Il était donc écrit que j’apprendrais à coudre au sortir des langes, que je coudrais des boutons comme aujourd’hui les gamins vont sur Tiktok. Question d’époque. De mère aussi.

Elève docile dépassant le maître par l’ambition créative, j’en enfilais comme des perles, en piquais partout. Vêtements et accessoires, entre mes mains, attrapaient la scarlatine. Viralité sans précédent. Je jouais avec les couleurs, avec les formes, avec les matières bien avant la mode de la customisation et du Do It Yourself.

L’épidémie marqua un pas avec les années sans que le virus du bouton ne soit totalement éradiqué.  Encore récemment, quand il manquait un bouton à une chemise, j’attendais qu’une visite chez mes parents ne me donne l’occasion de puiser avec délice dans le meuble à tiroirs. Pas une fois il ne m’a déçu ; je n’ai, j’en suis à peu près certaine, jamais acheté le moindre bouton. Je laissais goulûment filer les boutons entre mes doigts comme on joue avec du sable, jusqu’à trouver LE bon élément. A ce jeu-là, un autre bouton attirait immanquablement mon attention. Il me le fallait. Comme une voleuse, mais absoute de ce vice à vie par ma mère, j’embarquais la pépite et la détournais quelque temps plus tard en bague, en broche. Je ne tardais guère en général à lui trouver une utilité ornementale uniquement motivée par l’envie impérieuse d’utiliser ledit bouton.

Le bocal d’où s’élève un chant d’enfance

Ma mère est partie dans un pays qui n’a ni nom ni contours, abandonnant ses boutons. Un crève-cœur de les donner, une impossibilité de les conserver. Entre-deux obligatoire, compromis exigé.

J’en ai rempli un bocal avec les plus « beaux », en les sélectionnant avec soin, tiroir après tiroir, patiemment, comme on ramasse les coquillages en déambulant sur la plage quand l’œil est attiré par une forme, par une nacre. J’ai laissé de l’espace dans le récipient pour y ajouter ceux que je conservais de mon côté, parce que forcément j’en aurais besoin un jour ou parce qu’ils se révélaient trop jolis pour être négligés – atavisme quand tu nous tiens !

Ce bocal est mon doudou d’adulte. Quand j’y plonge la main, mes doigts éprouvent la dureté du verre, la froideur du métal, le poli de la résine, ils fouillent et farfouillent avec gourmandise. Alors s’élève le chant des boutons.

Ma madeleine de Proust, mon anxiolytique naturel.

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