pharmacie

Garantie nuit complète

L’homme entra d’un pas décidé dans la pharmacie et se campa devant le comptoir sur lequel une jeune femme triait des feuillets étalés. Bonjour !

Bonjour monsieur, répondit la femme, même pas la trentaine, en levant les yeux vers le sexagénaire aux traits tirés.

Je voudrais le nouveau produit pour dormir, demanda-t-il sans attendre qu’elle l’invite à s’exprimer.

La jeune femme haussa un sourcil, rangea ses feuilles d’un geste rapide et regarda l’homme. Quel produit, monsieur, vous pourriez être plus précis ?

Celui qu’on voit à la télé.

Marie, Préparatrice (c’était écrit sur son badge) serra les lèvres en une moue d’ignorance. S’agit-il de gélules ? De gummies ? interrogea-t-elle.

— Vous l’avez pas vu à la télé ?

—Non monsieur. Nous avons des gommes à la mélatonine qui sont efficaces.

—J’en ai déjà de ça. A la télé, ils disent « garantie nuit entière », c’est ça que je veux. Je suis insomniaque.

—Insomniaque comment, monsieur ?

—Insomniaque comme quelqu’un qui dort pas bien. Je me réveille trois ou quatre fois par nuit.

Marie quitta son comptoir pour se diriger vers une étagère pleine à craquer de boîtes et flacons divers. Nous avons des formules à base de mélange de plantes qui limitent les réveils nocturnes, dit-elle en saisissant une boîte bleue. La silhouette famélique s’approcha.

—C’est garanti nuit entière ?

—Garanti, non, mais ça fonctionne bien.

—Y’a quoi là dedans ?

—De la passiflore, de la valériane et…

—J’ai déjà tout ça. Je veux celui de la télé. Vous ne voyez pas de quoi je parle ?

Le visage de l’homme se chargeait de tics nerveux.  Marie fronçait les yeux, visiblement mal à l’aise. Non monsieur, je ne vois pas. Je vais chercher.

Elle s’empressa de repartir à son poste pour pianoter sur son clavier. Hum, c’est peut-être les gélules du Laboratoire Pioncer. Une boîte violette ? suggéra-t-elle en tournant l’écran de son ordinateur vers son interlocuteur.

Elle respirait mieux avec le comptoir entre eux, érigé en rempart.

L’homme fit la moue. Je sais pas, avoua t-il. Y’a écrit « garantie nuit complète ? »

—Non. Mais c’est une formule avec de la mélatonine à forte dose et à libération prolongée, et c’est nouveau. Nous ne l’avons pas encore reçue.

—La mélatonine, ça sert à rien. J’ai lu tout un Que Choisir sur le sujet, un  numéro rien que sur le sommeil, et il est écrit que la mélatonine ça sert à rien. Vous l’avez lu ?

—Non monsieur, je ne l’ai pas lu.

—Vous devriez.

—Assurément, monsieur, mais pour le moment je ne vois pas de quelle préparation vous me parlez, répondit Marie en jetant un regard vers l’entrée alors que des bruits de pas se faisaient entendre.

Certainement s’attendait-elle à ce que le pharmacien en titre revienne de sa course « je m’absente cinq minutes » et la sorte de ce pétrin, mais c’est un autre patient qui entrait dans l’officine.

—La mélatonine c’est de l’arnaque, poursuivait le sexagénaire à l’air fatigué. De l’ar-na-que ! Ils le disent.

—La mélatonine c’est pas utile et les antibiotiques pas automatiques ! clama le nouveau client qui venait de se coller lui aussi devant le comptoir, épaule contre épaule avec le mauvais dormeur. Mauvais coucheur aussi.

—C’est à la télé qu’ils disent ça ? interrogea ce dernier.

—Non, c’est moi qui le dis, répondit l’intrus en bombant le torse qu’il avait déjà rond comme une tarte soufflée.

—Heu… vous êtes ensemble ? s’enquit Marie après s’être interrogée un quart de seconde sur la justesse de la supposée rime.

—Vous dormez mal vous aussi ? demanda l’efflanqué en l’ignorant et sans paraitre le moins du monde indisposé par cette cohabitation forcée.

—Je fais de l’apnée du sommeil. Si vous saviez…

Marie coula un regard tendu vers la porte de la boutique qui venait à nouveau de s’ouvrir, et reprit courage à la vue de deux silhouettes, dont la blanche du pharmacien.

— Maintenant c’est réglé, je suis appareillé.

—Vous faites des nuits complètes ?

—Quasiment. Pendant longtemps j’ai bouffé du cacheton mais désormais je porte un masque la nuit et ça me change la vie. Des dodos de bébé mais sans doudou ni couche, ironisa le petit bonhomme rond sous le regard conquis de l’échalas.

— Vous avez regardé sur Doctissimo s’il y a des risques ?

—Messieurs, j’ai un autre patient à servir, s’interposa la préparatrice en adressant un sourire engageant au fond de la boutique, est-ce que je peux vous fournir quelque chose ? Ou alors je vous invite à poursuivre cette conversation à l’extérieur et à revenir nous voir une fois que vous vous serez mutuellement éclairés.

Tandis que les deux hommes se détournaient du comptoir tout en poursuivant leur conversation, elle échangea, avec son patron, un regard de connivence chargé de la fierté d’avoir bien mené son affaire avec les deux relous.

T’as rencontré Laurel et Hardy ? pouffa-t-il.

Elle lui rendit un sourire jusqu’aux oreilles tout en se demandant où elle avait bien pu entendre ces deux noms, elle ne voyait pas. Des personnages de BD peut-être…

Photo : Pixabay

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