Archives de catégorie : Micro-nouvelles et autres récits courts

Le zébrours

– Dis maman, ça mange quoi les zébrours ?

– Des herbes, des branches… Les zébrours sont végétariens. Mais sais-tu que ça n’a pas toujours été ainsi, que les zébrours étaient des ours polaires il y a longtemps ?

– Des ours polaires ?

– Il y a un siècle, peut-être plus, des ours entièrement blancs vivaient en Arctique quand les pôles étaient encore formés de glace. Ils se nourrissaient de poissons qu’ils pêchaient, de petits mammifères marins et d’oiseaux trouvés sur la banquise. Et puis quand il y a eu le Grand changement climatique, que toute la glace a fondu, les ours se sont retrouvés sur la toundra.  La plupart sont morts tout bonnement, ils n’avaient plus de quoi se nourrir correctement et leur pelage épais leur tenait beaucoup trop chaud. Mais les espèces ont des capacités d’adaptation extraordinaires. Quelques ours ont résisté et au fil des générations leur pelage s’est aminci et s’est mis à foncer pour mieux résister au soleil. Et ils ont enrichi leur nourriture par des végétaux, les oiseaux n’étant plus assez nombreux. Aujourd’hui, comme les zèbres, des animaux qui ressemblaient à des chevaux rayés et vivaient en Afrique jusqu’au siècle dernier, ils naissent noirs et peu à peu leur peau se pare de raies blanches, certainement un reste de leur ancienne fourrure, et ils ne mangent plus que des végétaux. Comme l’homme en fait. Lui aussi mangeait des animaux il y a longtemps.

– Berk !

– C’était comme ça avant. Allez zoup au lit,il est l’heure de dormir.  

 

 

 

 

Un ours origami aperçu dans la vitrine d’une boutique Emmaüs, un peu de peinture et le zébrours est né ! Il restait à lui trouver une histoire.

Shopping dans le Marais

Fiston a besoin d’une nouvelle tenue. Après une rude concertation, nous nous décidons pour une virée shopping dans le Marais, Petit chéri devrait y trouver son bonheur.

Fais ta liste de boutiques à visiter et rendez-vous à Hôtel de ville à 10h !

Devant la première boutique de la liste, déception. Elle n’ouvre qu’à 10h30. Nous reviendrons.

A bien y regarder, le quartier est encore en pyjama. Une boutique attire notre attention avec ses lumières et ses beaux costumes en vitrine.

Le vendeur nous demande ce que l’on souhaite. Nous répondons évasivement tout en passant d’étagère en étagère. Il n’y avait rien d’autre d’ouvert dans le quartier, c’est ça ? Je réponds d’un sourire pour saluer son humour matinal. Petit chéri essaie une veste. Vraiment trop guindé. Mais le vendeur déballe tout son argumentaire commercial sur la trame du lainage, l’entoilage, les finitions main, patin-couffin. Je suis la seule boutique ouverte, c’est ça ? réplique-t-il quand il décèle enfin notre ennui. Un peu gênés, nous regardons poliment les pulls avant de regagner la sortie soulagés. A très vite certainement ! lui disons-nous. Si vous ne trouvez rien d’autre, certainement, réplique-t-il.

Pendant ce temps, la première boutique a ouvert ses portes. Petit retour en arrière. Petit chéri essaie des chaussures. Trop grandes et la pointure en dessous n’est pas disponible. Vous ne pourriez pas les commander ou les faire venir d’un autre magasin ? tenté-je. La vendeuse m’explique que dans ce cas, il faut que je les règle immédiatement et que nous aurons cinq jours pour venir les chercher. Et si nous ne les récupérons pas à temps ou si elles ne conviennent pas ? demandè-je. C’est simple, il me faudra venir retirer un avoir dans le mois. Un avoir valable six mois. Pas un remboursement. Nous quittons bredouilles la boutique. C’est dommage dit Petit chéri, elles étaient vraiment jolies ces chaussures.

On va en trouver d’autres, le rassurè-je. Cap sur la deuxième boutique de la liste. Porte close. Nous cherchons du regard les horaires du magasin. Un minuscule panneau posé dans un angle de la vitrine indique une ouverture à 10h30. Je consulte ma montre : 10h50. Mais rien ne bouge derrière les vitrines qui pourrait nous promettre une ouverture imminente. Nous capitulons. C’est dommage, regrette Fiston. J’aime bien ce qu’ils proposent.

La troisième boutique repérée en amont se trouve à deux pas. Petit chéri essaie un costume. Pas mal, mais les manches sont un peu longues. Pas de problème, on peut les retoucher, répond la vendeuse. Mais je préfèrerai un modèle de veste plus court, réplique fiston. On peut raccourcir celle-ci, répond à nouveau la vendeuse. Vous n’auriez pas plutôt un autre modèle ? demandè-je surprise.  Non, on fait des retouches, insiste la vendeuse. Et si on veut un col plus étroit, vous retouchez aussi ? Et sans attendre la réponse, j’entraine fiston vers la sortie.

Après le commerçant qui te culpabilise d’entrer dans sa boutique, celle qui te vendrait n’importe quoi ! Je fulmine.

Chéri qui comprend que la virée shopping est en train de tourner court avise une boutique de chaussures de sport. Toi qui veux des Converses, viens ! dit-il. Le modèle que je convoite n’est pas disponible dans ma pointure. Loin de m’en proposer un autre, le vendeur s’est déjà tourné vers un autre client. Je le rappelle. Dans la gamme Junior, vous avez le même modèle. Vous l’auriez en 38 ? Il va le chercher, c’est parfait pour moi, je rejoins Fiston aux mains d’un autre vendeur. Alors ? Il me faut une demi pointure et ils ne l’ont pas. Plutôt, il me dit qu’il n’y a pas. Mais je sais très bien que Converse fait des demi pointures, peste Petit chéri. C’est tout, y’a pas ? confirmé-je.  Pas moyen d’en savoir plus, je les commanderai sur Internet, dit mon fils désappointé. Je règle mes chaussures et nous quittons la boutique. Pas très commerçants, soupirons-nous.

Une dernière boutique ? proposé-je en avisant un chausseur pour hommes pour tenter de relancer un entrain bien émoussé. Nous regardons quelques modèles pendant que le vendeur encaisse un client. Fiston ne se montre pas particulièrement emballé par les chaussures en rayon mais je tente de négocier – des mocassins peut-être ? – en jetant un oeil vers le vendeur qui, après avoir raccompagné son client jusqu’à la porte, a regagné sa place derrière le comptoir. Il a décidé de ne pas s’occuper de nous ou quoi ? Petit chéri fait la moue. On y va, je lui dis. Et j’ajoute bien fort : Au revoir, monsieur, rien ne nous convient. Le jeune homme relève la tête. Ah, d’accord, au revoir ! Il n’a pas fait le moindre geste vers nous.

Dis moi, Chéri, c’est la journée de la non-vente aujourd’hui ou quoi, j’ai manqué quelque chose aux infos ? Cet endroit est une super école de vente : un condensé d’anti-vente, ils doivent halluciner les touristes américains et leur Customer first.

Mam, t’as le temps de déjeuner ? Je connais un chouette resto à deux pas.

La carte était parfaite, les restaurateurs charmants. Nous avons partagé un sympathique moment, Fiston et moi, avant de reprendre le métro, les bras légers. Une bonne matinée finalement.

Images par Stocksnap et Pexels de Pixabay

Le transporteur et la vieille dame

Ça y est, j’ai la date de mon déménagement !

Mon neveu Thomas est ravi. Un logement plus vaste, avec un jardin, l’attend. Projets d’aménagement, de décoration… en perspective. Et échéance pour moi qui lui ai promis une table pour contribuer à son emménagement.

Projet de livraison

Il me faut dare-dare trouver le moyen de transporter ledit meuble de la région parisienne jusque dans le sud-ouest, à moindre coût puisqu’il s’agit d’une table que j’adore, de famille certes, mais qui ne vaut plus grand-chose sur le marché des antiquités.

Allo, Mam, je vais certainement te faire livrer une table pour Thomas. Il l’embarquera chez lui avec tous les autres meubles que tu lui donnes. Tu es beaucoup plus disponible que lui pour réceptionner la table. Ça va être trop compliqué pour moi, sinon, de trouver un transporteur avec le bon créneau horaire, pour lui comme pour moi…

Bien sûr ma chérie. Thomas a commandé un camion de déménagement le 12 pour emporter d’ici le lit, les chaises et la commode. Il faudrait que la table arrive entretemps. Sinon, pas de problème, bien sûr que je peux m’en occuper.

Mère se montre toujours coopérative. Après quelques clics sur le clavier pour déposer une annonce sur un site de transport entre particuliers, tel un pêcheur à l’affut, j’attends ma prise. J’ai deux semaines devant moi. Large.

Pêche en cours

Le premier poisson se dit prêt à enlever la table à ma convenance mais ne peut pas m’assurer une livraison avant le 15. Si jamais je descends plus tôt, je vous préviens ! ajoute-t-il.

Le poisson suivant est une poissonne. Elle fait le trajet nord-sud demain justement. Je passe chez vous de bonne heure et je serai à Souillac en début d’après-midi, propose-t-elle. Cela me semble parfait jusqu’à ce qu’un doute surgisse dans ma petite tête.  Heu… Vous pensez être capable de descendre la table de la fourgonnette ? Seule je veux dire. La table pèse quelque trente kilos et ma mère est âgée, elle ne pourra pas vous aider.

Impossible pour la jeune femme, fragile du dos. Ce poisson remis à l’eau, il me reste à en attendre un autre.

J’en suis à espérer que le premier repointe ces écailles avec une date avancée quand un autre s’annonce.

Bonjour, je peux venir chercher votre colis en fin d’après-midi et le livrer demain matin à Souillac.

Bonjour, ce serait parfait. Pensez-vous être capable de décharger seul ?

Pas de problème ! répond M. Costaud qui s’appelle Patrick.

Course nocturne

De petit report en petit report, Patrick arrive chez moi à 22h largement dépassées. Il a préféré s’octroyer une large sieste avant de rouler toute la nuit.

À partir de quelle heure, puis-je passer chez votre mère ?

Je comprends qu’il pourrait y arriver dans la nuit mais qu’il va devoir attendre que Mère se lève.

Je le rassure. Lui dis que je vais prévenir ma mère pour qu’elle laisse le portail ouvert et qu’il pourra ainsi déposer la table devant la porte sans se soucier de l’heure. Cette perspective qui lui ôte toute contrainte horaire semble l’enchanter.

Dès les portes du fourgon refermées, j’appelle ma mère.

– Laisse bien le portail ouvert, dors sur tes deux oreilles et quand tu te lèveras, tu trouveras une table devant ta porte, bien emballée, comme si le père Noël était passé dans la nuit.

-J’ai tout compris, répond ma mère. Si je le vois, je lui offrirai du café.

-Tu ne le verras certainement pas, il va arriver dans la nuit. Dors, c’est tout ce que tu as à faire.

-D’accord. Je ne m’occupe de rien alors.

-C’est ça.

Quelques minutes après, mon téléphone vibre dans ma poche. C’est Patrick. Vous croyez vraiment que je peux débarquer comme ça en pleine nuit dans le jardin de votre mère ? À la campagne les gens surveillent. Les voisins ne vont pas me tirer dessus en voyant un noir descendre d’une camionnette ? demande-t-il inquiet.

Je le rassure, l’entrée de la maison est invisible depuis les autres habitations et les voisins ne sont pas armés à ma connaissance. Ne vous préoccupez pas de l’heure, procédez comme ça vous arrange. Bonne route !

Et tandis que Patrick a les yeux fixés sur la route, les miens se ferment.

Livré

Le lendemain, je pense attendre dix heures pour appeler ma mère et prendre des nouvelles de la livraison, lui donnant le temps d’émerger tranquillement. Mais elle me devance.

Bonjour maman, il n’est même pas huit heures, qu’est-ce que tu fais debout à cette heure matinale ?

Elle rit. Me raconte sa matinée comme une môme enivrée d’aventures.

Vers six heures du matin, elle qui n’entendrait pas un A380 s’écraser dans le jardin, perçoit le bruit d’un orage. S’inquiète pour la table.

– Je t’avais dit qu’elle était bien emballée et tu n’as quand même pas envisagé de la déplacer toi-même sous la pluie, si ?

– J’ai voulu voir, c’est tout.

– Je t’avais dit de dormir.

– Y’avait des éclairs partout dans le ciel, un vrai feu d’artifice, et il pleuvait à verse.

Mais le père Noël n’était pas passé. Elle entreprit alors d’ouvrir la porte du garage pour que le meuble puisse être déposé au sec.

– Mam, tu as dépassé l’âge de sortir la nuit, non ? Sous la pluie en plus. Et de tenter d’ouvrir une porte lourde et rouillée. Je t’avais dit de ne t’inquiéter de rien et de rester au lit.

– Je n’ai pas pu ouvrir la porte en entier et je me suis un peu trempée. Mais c’est pas grave.

– Tu es allée te recoucher j’espère.

– Pas tout de suite. Et quand je suis ressortie un peu plus tard, la camionnette se trouvait devant le garage. Ton gars est intelligent, il a compris qu’il fallait déposer le meuble au sec. Il allait refermer la portière mais il m’a vue. Je lui ai offert le café et on a papoté un peu. Pas longtemps, il était pressé, c’est surtout lui qui a parlé. Il m’a raconté qu’il a acheté une maison à Saint-Gaudens qu’il retape, qu’il fait les allers-retours tous les quinze jours, qu’il espère bien s’y installer définitivement un jour, qu’il doit passer prendre un copain à Toulouse qui va l’aider, qu’il vient de perdre sa grand-mère de 100 ans et demi qu’il adorait,  que si j’ai besoin de transporter quoi que ce soit vers chez toi, il repassera bien volontiers…

– Je vois en effet que vous n’avez pas parlé beaucoup. Surtout que tu n’avais pas encore, à cette heure-là, mis tes audioprothèses. Il a dû t’en raconter des trucs le mec, pour que tu captes tout ça !

– Il avait envie de parler un peu après toute cette route. Mais moi je ne lui ai pas raconté grand-chose.

– J’imagine. Tu trouves ça raisonnable de faire entrer chez toi un homme que tu ne connais pas ?

– C’est toi qui me l’as envoyé. C’est pas un étranger.

– On est de vieux potes, j’oubliais. J’ai appris son existence hier et je l’ai vu dix minutes en tout et pour tout, c’est dire !

– Tu as ses coordonnées, tu le connais. Il est intelligent, il a compris pour le garage, et très sympathique. Je lui rappelle sa grand-mère, il m’a dit. Et puis bel homme avec ça. Et costaud.

–  Sourde mais pas aveugle, dis moi. Tu t’es levée à six heures du mat, tu t’es trempée, mais tu es ravie de ton début de journée.

– Il m’a distrait.

– Alors je m’incline. Merci Mam en tout cas, je te rappelle ce soir.

Paroles et paroles

À peine ai-je raccroché d’avec ma mère qu’un Sms s’annonce.

Bonjour Sabine, je viens de déposer la table chez votre mère. Dans le garage qu’elle m’avait ouvert. Un peu plus tard que prévu mais j’ai préféré m’arrêter en route pour dormir deux heures. Votre mère est charmante, elle me rappelle ma grand-mère que je viens de perdre. Elle avait envie de parler un peu, la solitude lui pèse mais elle est très satisfaite de ses filles qui s’occupent bien d’elles. J’ai hésité à accepter son café et ses biscuits mais une pause était la bienvenue et je suis parfaitement dans les temps pour retrouver un ami à Toulouse d’ici 9h30. Je vous souhaite de vous rétablir très vite, à votre sœur de réussir son examen, à votre fils aîné de trouver très vite un job et au cadet j’adresse mes félicitations pour ses brillantes études. Et enfin, bon emménagement à votre neveu dans sa nouvelle maison. Je connais un peu le coin, il va s’y plaire. N’hésitez pas à me solliciter à nouveau si vous avez autre chose à transporter. Bonne journée. Patrick.

Chéri, ma mère n’a rien dit sur toi à son nouvel ami. Tu devrais être vexé, lancé-je à mon mari qui sort tout juste de la douche.

Bonjour Patrick, merci pour votre gentillesse, votre prévenance et votre efficacité. Ma mère a beaucoup apprécié votre compagnie matinale. Votre présence a ensoleillé sa journée. Vous savez maintenant qu’à Souillac c’est un petit-déj qui attend les voyageurs et non pas un fusil. Encore merci pour ce transport. Notre table se réjouit de commencer une nouvelle vie grâce à vous. Bonne route jusqu’à Toulouse et au-delà, et profitez bien de votre séjour occitan. Sabine

Rires

En fin de journée, je rappelle ma mère. Alors, tu as passé une bonne journée ? J’espère que tu as fait la sieste.

Mère raconte que, profitant d’une belle éclaircie, elle est allée se promener en début d’après-midi plutôt que de se reposer, qu’elle a rencontré une voisine devant l’église. Qui n’a pas entendu la camionnette ce matin.

– Comment veux-tu qu’elle l’ait entendue ? Elle dort côté opposé, elle est sourdingue et shootée aux calmants. Tu es une vraie môme, tu voulais lui parler de l’apollon pour lequel tu t’es levée à l’aube, c’est ça hein ?

Mère se met à rire.

– Beau garçon et intelligent.

– Tu oublies : et très sympathique. Il m’a envoyé un sms, visiblement le plaisir a été partagé. Alors je lui ai proposé de s’arrêter prendre un café les fois où il a envie de faire une pause. J’ai bien insisté en lui disant que surtout il n’hésite pas, que tu serais ravie de l’accueillir peu importe l’heure.

– Pourquoi pas ? Je lui rappelle sa grand-mère.

– Je ne plaisante pas, Maman, il pourrait bien s’arrêter. Mais la prochaine fois où tu me dis que tu ne veux pas d’inconnu chez toi pour quelques travaux d’entretien, je ne t’écouterai pas, parce que tu pourrais bien tomber sur un plombier canon qui te demandera de l’adopter. Voire de l’épouser. Le sexappeal des nonagénaires, ça ne se sait pas, mais ça fait des ravages tu sais.

Ma mère rit de plus belle. D’un rire de gamine.

images : Pixabay

mascara

Métroquillage

La rame de métro n’est pas bondée, c’est une chance, je vais voyager assise. Confort appréciable durant la grosse vingtaine de stations qui m’attend. Je vais pouvoir terminer mon bouquin.

Je m’installe sur un siège, contre la fenêtre, après avoir bousculé bien malgré moi deux jeunes qui discutent en obstruant l’allée. Excusez-moi ! leur ai-je dit en me faufilant entre eux sans qu’ils mouftent le moins du monde. Ni regard ni « c’est pas grave » ou je ne sais quoi d’autre. Rien. Même pas sûr qu’ils m’aient remarquée. La solitude habituelle de la foule, même si la foule ce matin-là n’est pas dense.

La femme

À peine ai-je sorti un bouquin de mon sac à dos et lu une dizaine de lignes, qu’une femme se glisse sur le siège face à moi. Je reprends ma lecture sans être encore assez absorbée par le récit pour ignorer qu’elle se mire dans un miroir de poche et sort une trousse dodue de son sac. Une métroquilleuse ! C’est ainsi que j’appelle ces femmes qui n’hésitent pas à se maquiller dans le métro, sans se soucier le moins du monde de leur entourage. Des manières qui m’ont toujours paru bizarres, presque indécentes mais je ne suis qu’une vieille rombière.

Parer son visage, c’est choisir de montrer un soi plus engageant. Comme s’habiller avec soin. Ainsi donc elles parient sur le fait que, de leur domicile jusqu’à leur installation dans le métro, elles ne rencontreront personne à qui elles aient envie de faire bonne figure. Un peu comme moi le samedi matin quand je vais acheter le pain pour le petit-déjeuner en cachant ma chemise de nuit sous un trench. En même temps, j’ai moins de cinquante mètres à parcourir, mon trench est bien enveloppant et ma tête au réveil est la même que celle de toujours. Ni mieux ni pire.

La métroquilleuse

Mais revenons aux métroquilleuses. En poussant un peu le raisonnement, voire le bouchon, on pourrait se demander pourquoi elles ne finiraient pas de s’habiller dans le métro, tant qu’à faire, tant qu’à ne croiser personne de connu d’elles. Ni leur patron.ne, ni leur belle mère, ni Brad Pitt. Paris est un village dit-on et ce n’est certainement pas dans un village que quelqu’un, ô le ou la malotru.e, oserait se prêter à pareil spectacle.

Un coup de rouge à lèvres, passe encore. Mais parfois, c’est ravalement de façade !

C’est ce qui m’attend, j’en ai bien l’impression. En effet, la femme ouvre un boîtier et applique sur son visage du fond de teint avec une petite éponge. Faut pas l’humidifier au préalable, l’éponge ? Elle a dû prévoir. Elle range le boîtier et sort un pot. Dans lequel elle trempe un gros pinceau et en tapote son visage. Rien qu’à la vue de cette poudre qui volette, j’ai le nez qui picotte. Si c’était autorisé, je me lèverai bien pour ouvrir la fenêtre.

Une trousse bedonnante

Un jeune homme s’assoit à côté d’elle, après avoir froncé les sourcils à la vue de la trousse ouverte sur les genoux de sa voisine. Une trousse trop garnie qui me fait penser à un poulet farci qui attend d’être cousu et mis à cuire.  La femme observe soigneusement le résultat dans son petit miroir. Tourne la tête, approche le réflecteur. Diantre, un point noir ? Je ne vois pas comment ce serait possible sous pareil crépi.

La métroquilleuse retire maintenant un autre boîtier de sa trousse. Petit et rond. Mais bien sûr, du blush ! ! Un petit pinceau, un coup sur la pommette de droite, un sur la pommette de gauche, un coup d’œil dans le miroir. J’ai bien envie de lui dire qu’elle y est allée un peu fort, que franchement elle était mieux au naturel, mais je suis censée lire.

Son reflet d’ailleurs ne doit pas la satisfaire, car elle ajoute quelques touches de terracotta sur le front et le menton. On aborde le pointillisme, là.

Je pense à la Joconde, non pas que cette femme me la rappelle vous vous en doutez, plutôt par le biais de l’art. Si notre cher Leonardo l’avait peinte au vu et au su de tous les visiteurs du Louvre, aurait-elle son aura, son mystère d’aujourd’hui ?

L’ouvrière

Arrive le tour de l’ombre à paupière. Je devais m’y attendre mais là où je redoutais du bleu ou du vert pailleté, elle a le bon goût, si l’on peut dire, d’appliquer du prune. Disons que c’est moins pire. Sous les trémoussements du train, le minuscule pinceau a fait quelques dégâts que Dame Ripolin s’attache à gommer en lissant ses paupières du bout de son index. Exercice plutôt réussi je dois reconnaitre, même si un œil parait un plus grand que l’autre. C’était peut-être le cas avant sans que je le remarque.

Et puis vient le mascara, l’indispensable, juste au moment où le voisin de siège lui envoie le bout de son écharpe en pleine façade en se levant. Elle lui lance un regard agacé. Non mais ! Heureusement la peinture était sèche et le mascara encore dans son étui.

Je me rappelle ce voyage en train où l’une de mes co-voyageuses avait passé une partie du voyage à se manucurer les ongles. Du moins je le suppose. D’abord mes dents avaient grincé sous les coups de lime. Longs et appliqués. Puis une odeur, celle de l’acétone, qui prend les poumons. Et enfin celle du vernis. Acre et persistante. Combien de couches ? Je n’en avais rien su mais assez pour que le wagon soit contaminé pour de bon. La gêne est farceuse, elle ne choisit pas toujours le bon côté.

Appliquer du mascara dans un train en marche, bon courage ma cocotte, je me dis. C’est un truc à bavures. Je m’en bidonne d’avance de tes yeux de panda ! Mais c’était sans compter sur les heures de pratique de la Belle. Même dans un tank en manœuvre elle y serait parvenue. L’œil écarquillé, un petit coup de brosse en haut, un petit coup en bas. Net et… sans bavure.

Durant quelques secondes, elle ne cille pas. Le temps de ranger son tube, le temps que ses cils sèchent. Finalement elle aura réussi son coup. Je ne la trouve pas très jolie. Le maquillage trop appuyé, les vêtements quelconques. La sophistication est un art subtil. Je replonge le nez dans mon bouquin. À cause de son tintouin, je n’aurai rien lu.

Le comble

Mais voilà qu’elle saisit dans sa trousse un tube élancé. Un gloss ?

Non. Un eye-liner. Je n’en crois pas mes yeux qui, eux, sont à poil. Elle va quand même pas s’en mettre ? Pour le coup, ce serait jouer à la roulette russe avec cinq balles dans le barillet.

Et si.

Le bouchon de l’eye-liner sur les genoux, le miroir dans une main, le pinceau dans l’autre, délicatement saisi du bout des doigts. Un œil fermé. Le pinceau s’approche du coin interne. Recule. S’y pose à nouveau. Recule. Je me demande jusqu’à quel point elle va le rater son trait. Comment elle va s’y prendre pour effacer son massacre.

Le métro tressaute. Dame Ripolin, le coude levé, attend.

Puis, à peine la rame stabilisée dans la station, elle pose l’extrémité du pinceau au coin de l’œil, sans hésitation, pile dans le mille, comme une infirmière aguerrie la pointe de son aiguille. Et tire le pinceau sur tout le bord de l’œil laissant derrière lui une belle trace noire, fine et régulière.

Le trait tout juste terminé, le métro repart. Elle ouvre délicatement son œil et observe son travail dans le petit miroir

Quand le métro freine, je la sens prête à recommencer. En effet, elle ajuste son miroir, lève le coude, ferme l’autre œil. Je jette un regard au monsieur bedonnant qui vient de prendre place à côté d’elle. Un mouvement de sa part ruinerait l’affaire. Mais elle ne semble pas s’en soucier.

Le train se stabilise, elle dégaine son trait, à reculons, sur l’autre paupière. Avec une même assurance et un résultat tout aussi satisfaisant. Même dans la quiétude de ma salle de bain avec miroir fixe et tablette à portée, je n’atteindrais pas le quart de son résultat. Je suis bluffée.

Chapeau bas, Madame.

L’art de faire et de plaire

D’ailleurs la désormais métroquillée se mire attentivement puis remise son rimmel dans la trousse, l’air satisfait. Sors un tube de rouge, l’applique sur ses lèvres en deux mouvements. Le B.A.BA de l’ouvrière qu’elle est. Montre ses dents au miroir. Et range la trousse dans son sac, avant de tourner son visage vers la fenêtre pour regarder le mur défiler derrière.

Le ravalement est bel et bien terminé. Elle peut envoyer la facture.

Plus que deux stations avant que je descende. Il est trop tard pour lire. Je range mon roman dans mon sac à dos et regarde machinalement les voyageurs assis de l’autre côté de l’allée. Parmi eux, une femme à laquelle je ne saurais donner d’âge, musulmane certainement, robe grise longue et foulard ajusté. Pas un cheveu ne dépasse. Elle pourrait n’être qu’une forme triste et terne si ses yeux d’un noir insondable, magnifiquement brunis, ces cils courbés et son teint parfait n’appelaient les regards. Magnifiquement maquillée. Paradoxale. Équivoque. Troublante. Qui veut-elle séduire, cette métrokilleuse ?

Images  Pixabay (Karolina Grabowska, Dennis Von Dutch et Bruno /Germany)

ciel gris

Oh Barbara

Tu as tout pour toi, ma chérie ! Il n’arrêtait pas de me le répéter mon père. Pas comme moi, il ajoutait. Tu as la chance, toi, de pouvoir faire des études. Alors, vas-y, aie de l’ambition. Je comprenais, Papa, que cette ambition tu aurais aimé qu’elle fut la tienne, mais qu’avec ton CAP tu avais été condamné à rester ouvrier.

Gavage indolore

HEC, un MBA, j’ai tout avalé, sans rechigner. En me glissant, sans heurts, sans vagues, transparente, parmi mes condisciples qui ne pouvaient même pas imaginer un quart d’instant que je n’avais jamais pris l’avion et que mes parents ne possédaient pas de maison de campagne. Ne possédaient pas de maison tout court et cédaient à l’angoisse, malgré l’habitude, quand la fin du mois se profilait, et les traites qui vont avec. J’ai bossé comme deux, me suis nourrie de pâtes premier prix et de soupes lyophilisées, au milieu de tous ces nantis, parce qu’avec une bourse scolaire, on n’est pas Crésus. Mais je ne ressentais rien, aucune douleur, seule la sensation de frôler les étoiles qui me portait au firmament de l’ambition.

Jamais placée dans les tout premiers de la promo, mais bien classée. Toujours. J’ai obtenu des stages prestigieux. Rencontré des mentors, des intellectuels, fait mes premiers pas dans les restaurants des beaux quartiers. Me suis appliquée comme Pretty Woman à apprendre les codes d’un luxe que je pensais pour certains. Pour les autres.

A l’aune du nombre de zéros 

Après les stages, des propositions d’embauche pour des postes à responsabilités, comme on dit, dans des banques, des cabinets d’expertise et d’audit. Je faisais la fine bouche. Faisais monter les enchères. Des zéros, des stock-options, vols en first, chambres 5*. Et toujours des oui. Personne pour m’arrêter. Surtout pas mon père. Ma mère doutait. Si ça te rend heureuse, elle disait.

Travailler. Travailler toujours plus. Terminer à pas d’heure. Rentrer en taxi. Et puis déménager, pour ne pas perdre une minute, dans un appartement à une encablure,  au cœur du quartier d’affaires. Béton, vitres et métal. Glacial en hiver, brûlant en été. Un seul arbre à deux cents mètres à la ronde, maladif, écrasé par la hauteur des tours, se demandant ce qu’il fiche là, qu’elle mauvaise carte du destin il a tirée pour se trouver dans une telle disgrâce.

Dans mon dé à coudre hors de prix, je passais. Dormais quatre ou cinq heures et repartais au boulot la fleur au fusil. Quelle connerie la guerre, celle du business autant que toutes, mais je ne le savais pas encore. Les journées vélo-métro-boulot de me débuts virèrent insidieusement au taxi-avion-boulot en working girl que j’étais devenue, anesthésiée par les euros, obnubilée par cette réussite qui se mesure au nombre de chiffres alignés sur son bulletin de salaire.

Une armée des ombres

Parfois un homme m’accompagnait jusqu’à mon lit. Surtout le vendredi soir, quand l’esprit et le corps se relâchent. Après quelques bières, un joint parfois. Il revenait le vendredi suivant et encore quelques vendredis. Et un autre prenait sa place. Aucun ne s’est éternisé. Je n’avais rien d’autre à leur offrir que l’image d’eux-mêmes, épuisés par une course à l’ambition. Nous étions des soldats programmés pour le business, tous pareils, dans nos uniformes. Que sont-ils devenus maintenant, ces amants de quelques semaines, sont-ils morts disparus ou bien encore vivants ?

Ma mère s’inquiétait, sans ne rien montrer d’autre qu’une fierté portée en étendard. La réussite de sa fille. Tu as un copain ? Tu ne comptes pas te marier et avoir des enfants ? La vie passe, tu sais, et n’attend personne. Je travaille, Maman, je n’ai pas de temps pour ça. Des copains, j’en ai, ne t’en fais pas. Ma vie, elle est comme ça et elle me convient. Pour clore le sujet, je lui offrais un sac de marque, une paire d’escarpins en cuir, un carré Hermès… qu’elle rangeait soigneusement au fond de son armoire parce qu’ils étaient trop beaux pour elle.

D’avions en taxis, de tableaux Excel en PowerPoint, je suis devenue experte en organisation. Gourou du logigramme, chantre du diagnostic, prêtresse des préconisations. Appelée au chevet des entreprises, comme on dit. Experte en réorganisations plutôt. Pas de quartier. Il fallait trancher. Mutiler pour sauver. À y perdre des âmes, et la mienne en premier, peu importait.

L’inconnue  

Et puis, un jour, je l’ai croisée, cette inconnue dans l’ascenseur, Elle souriait, Et moi je lui ai souri de mêmeToi que je ne connaissais pas, toi qui ne me connaissais pas. Même le Diable sait sourire.

Cinq minutes plus tard, je me trouvais dans le bureau du Directeur général, attendant la DRH qui ne devait pas tarder. Et c’est elle qui est arrivée, les lèvres serrées, le regard inquiet. On va éviter un PSE, j’espère, elle a dit, la voix blanche. Chevrotante.

Le DG a ouvert un dossier. Un organigramme. Des noms. Des visages imaginés. Ma mission s’est dessinée, laissant la DRH désarmée. Des têtes à sacrifier sur l’autel de la Sauvegarde de l’Emploi, le Plan on n’allait pas y couper. Couper, rayer, enlever, aérer. Des strates, des directions, des services. Restrictions en tous genres, rationnement annoncé. Ersatz sans goût ni odeur. Et pour ne rien sauver du tout, parce qu’il n’y avait rien d’autre à sauver que des bénéfices toujours croissants et des dividendes gonflés. La routine en sorte. Ma routine d’une journée au front. Mais ce n’était plus pareil, tout était abîmé. La réalité, tel un éclat d’obus, m’avait atteinte en pleine face. Parce que ce devait être le bon moment, parce qu’un sourire m’avait rendue humaine. Enfin.

J’ai plongé mes yeux de commandant de troupes dans ceux de la DRH, combattante aussi désarmée qu’involontaire. Il pleuvait sans cesse sur nous ce jour-là. Un gouffre de tristesse qu’un éclair de colère vint zébrer. Contre son supérieur, contre le système, contre moi. Mais je n’étais plus celle-là. Refusant de couper des têtes, j’ai proposé une réorganisation. À chacun sa place, à chacun une place. Où sont les économies ? a demandé le DG. Je l’ai regardé, fixé plutôt. Avec un visage heureux, avec le visage de celui qui dépose son arme et affirme qu’il est prêt à mourir pour ne pas trahir. Dans l’augmentation de la productivité, cela va sans dire. Elles seront là les économies.

Ce n’est pas ce que le Conseil d’administration vous demande, il a répondu. Mais c’est que je vous propose, c’est ma seule et unique proposition à vrai dire, j’ai rétorqué. Une piste intéressante, a ajouté la DRH.

Touché, coulée

Il a froncé les yeux comme touché par un projectile en plein front. Avant de me demander de sortir de son bureau. Derrière la vitre, depuis le couloir, je l’ai vu tancer la DRH puis décrocher son téléphone. Mon boss à l’autre bout de la ligne certainement. Sous une pluie de fer, de feu d’acier de sang, il m’a virée. Pas faite pour le job, il a dit. Il n’avait pas tort. Plus faite pour le job.

J’ai quarante-deux ans, plus de travail, ni amant ni mari, pas d’enfant. Plus d’envies. Personne vers qui courir, personne à serrer dans mes bras. Des regrets, des remords et un vide abyssal. Rien d’autre que des euros à la banque, des affaires de luxe dans le dressing et cet appartement vide et froid. Il pleut sans cesse depuis ce jour-là. Et ma vie n’est plus qu’une pluie de deuil.

Barbara, rappelle-toi de ta vie d’avant, me dit mon père. Tu as tout pour toi. Fais un effort et tu vas redevenir celle que tu étais. Ne m’en veux pas si je te rudoie, c’est pour ton bien, il insiste. Je suis fatiguée, Papa. Pas autant que toi, c’est certain, après quarante ans d’usine. Mais tellement fatiguée. Terriblement désenchantée par cette guerre d’aujourd’hui.

Barbara, s’inquiète ma mère, tu n’as vraiment pas bonne mine. Es-tu certaine de ne pas être malade, tu as fait des examens pour vérifier ? Je n’ai rien, Maman, je t’assure. Je souffre de mes rêves morts, de mes rêves partis pourrir au loin, au loin très loin de moi, dont il ne reste rien.

Rêves et projets en surface

Les mois ont passé. Pilules et toubibs. La guerre des nerfs a cessé, les bombardements d’injonctions se sont tus, les tirs d’heures à n’en plus finir ne résonnent plus. Du sommeil, du soleil, le grand air, du vent et des oiseaux, mon corps s’est réveillé. Après avoir dit stop, il a dit Et tes rêves, Barbara ?, la vie reprend.

Je veux marcher, souriante, épanouie, ravie. Sous la pluie et le soleil. Ruisselante d’envies et de projets. Il est temps, Barbara, de reconstruire ta vie.

Mon téléphone a sonné. J’ai eu du mal pour vous retrouver ! C’est la DRH qui m’appelle, elle a démissionné après que je me suis fait virer. Mon attitude lui en a donné la force. Elle veut me remercier, me dire qu’elle a besoin de personnes comme moi, humaines avant tout, engagées pour le meilleur et non le pire, dans l’entreprise où elle travaille désormais. Et si nous prenions un verre ensemble, et si on se disait tu même si on ne s’est vues qu’une seule fois ?

Photos : Pixabay

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Et si vous avez manqué le micro-récit précédent, c’est ici.

Blocages dans le train

Cette semaine encore je me suis rendue à Cahors, un aller-retour en train comme souvent.

La Seine dormait encore quand je l’ai traversée entre les gares de Lyon et d’Austerlitz. J’aime regarder les lumières qui ondulent sur l’eau. Je les ai photographiées.

Puis je suis montée dans le train et me suis confortablement installée en perspective d’un somme.

« Un médecin ou toute personne appartenant au corps médical est demandé de toute urgence sur le quai au niveau de la voiture 4. Je suis le chef de bord de ce train. » L’angoisse teintait son appel, c’était du sérieux.

Je me suis penchée derrière la vitre, la voiture 4 c’était la mienne. Un jeune homme était allongé sur le sol, un autre accroupi lui tenait la tête tandis qu’un agent SNCF, téléphone en main, observait, les traits tirés, les yeux froncés, cette tête qui tressautait et le corps qui se tordait à se recroqueviller.

Une femme me frôla dans sa hâte. « Je suis infirmière » l’entendis-je annoncer à sa descente du train. Elle s’entretenait avec le petit groupe quand une autre femme surgit. « Vous êtes Docteur ? » demanda l’agent avec une pointe d’espoir dans la voix. « Docteur en pharmacie » elle répondit.

Je me dis que c’était mieux qu’un Docteur en physique nucléaire. Mais envoyai un sms à ma fille. Tu ne voudrais pas faire un détour par Austerlitz pour prendre en charge un patient, que le train démarre quoi ! Je n’attendais aucune réponse, il n’y en aurait pas. Sauf peut-être : je suis pneumologue, pas urgentiste LOL.

Le supposé-par-moi-épileptique se releva, s’assit tandis qu’un agent au brassard Sécurité arrivait en poussant un fauteuil roulant dans lequel le jeune homme se retrouva installé en moins de deux. Il parlait, il souriait, ça allait pour lui. On va partir, me dis-je.

Que nenni. J’entendis le contrôleur se confier à un passager venu aux nouvelles. « Il tient absolument à embarquer. Mais moi je n’y tiens pas du tout, je suis seul à bord, et il ne veut rien entendre. »

Coucou chéri, tu ne pourrais pas passer par Auster, besoin urgent d’une argumentation béton ! 

Là encore je n’attendais pas de réponse de fiston. A défaut je pouvais la rédiger à sa place : T’es relou, t’as vu l’heure ?  🙄

Les tractations semblaient se poursuivre. Un quart d’heure de retard déjà.

« Tu sais où trouver un formulaire de décharge ? » demanda une voix derrière moi. « Il ne montera pas tant qu’il n’en aura pas signé une. Je veux pas d’emmerdes moi, t’imagines s’il refait une crise ? Il dit que ça lui est jamais arrivé avant, mais va savoir… »

Coucou grand chéri, t’aurais pas un formulaire de décharge dans ton cartable ? Les assureurs et les décharges, ça va de pair, non ? 

Point de réponse à attendre. Peut-être un petit émoji en retour, 😘 ou encore😝. Mais pas plus c’était sûr à n’en point douter.

« Le train va partir avec un retard de 20 minutes dû à l’assistance portée à un voyageur malade. Attention à la fermeture des portes. »

Enfin ! Je m’affalai sur mon siège après avoir envoyé un nouveau sms. Merci les chéris pour votre soutien. Bonne journée !

« Ici votre chef de bord (celui qui se sent bien seul). Le train desservira les gares de Les Aubrais, Vierzon, Châteauroux… (une liste infinie que je vais vous épargner). Le service de restauration stationnera en voiture 3 suite à un problème technique. Vous pourrez y trouver pour une pause gourmande des boissons chaudes, froides, des viennoiseries, une compotée de fruits, des chips bio de la gamme BCBG… (liste aussi interminable qu’improbable là encore sans intérêt pour le lecteur). Nous acceptons tous les titres de paiements sauf les chèques et les tickets restaurant et sans montant minimum. Nous vous souhaitons un bon voyage. »

J’imaginai que l’homme-seul se le souhaitait bon, lui aussi, le voyage ; qu’il croisait les doigts à se blanchir les articulations pour qu’aucun malaise ne surgisse à nouveau dans ce train de l’enfer dépourvu de tout membre du corps médical un tant soit peu capé.

Et décidai que le café ne venant pas à moi, c’est moi qui irais au café. En me rendant dans la voiture 3, je remarquai que la porte coulissante qui aurait dû fermer la voiture 4 était maintenue ouverte. Pas étonnant qu’il fasse frisquet dans le wagon. J’appuyai vainement sur le gros bouton en haut de la porte. « Inutile, il est cassé » m’expliqua le passager voisin de cette porte fantôme. Je lui offris une grimace doublée d’un haussement d’épaules censée l’assurer de toute ma compassion. A la loterie de la réservation, c’était lui le perdant !  No chance.

La roulante se trouvait reléguée dans un espace étroit, comme bannie avec la jeune femme qui s’occupait d’elle. « Croyez bien que je le fais pas exprès de rester coincée là, moi. Mon job c’est de pousser le chariot, c’est ça que j’aime, mais le tiroir est coincé ouvert, regardez » dit-elle en mettant un coup de pied dans le bas du meuble. « Rien à faire. » Et la roulante se reprit une torgnole. « Pour des questions de sécurité, je suis interdite de sortie. » On aurait dit une enfant punie. Questions de sécurité et de bon sens. Elle n’irait pas bien loin en manœuvrant pareil engin.

« Je n’ai pas de monnaie. Billet ou carte bleue ? « proposai-je tandis qu’elle préparait mon allongé.

« La carte ça fonctionne toujours, jamais aucun problème, je vous assure. Le terminal il est toujours ready. Même sous la neige, il marche. Y’a bien que lui ! Tout le reste part en couille ! Oh pardon ! Part en… »

« Part en lambeaux, peut-être ? »

« C’est ça », répondit-elle avec un sourire d’enfant espiègle.

En regagnant ma place, je me dis que le chaos avait souvent une origine unique provoqué par un enchainement d’évènements, que les fatalités multiples étaient  rares. Comme dans un film, je vis la roulante passer sur le quai avant son chargement à bord, l’épileptique-supposé s’effondrer juste à son niveau, accrocher le tiroir sans que personne ne s’en rende compte. Juste avant d’être pris en charge. Une fois embarqués, le chariot est identifié comme défectueux  alors que l’épileptique se prenant à lutter contre une grise d’angoisse post-traumatique bloque la porte pour se rafraichir. Mais le matériel est pourri et le système rend l’âme.

Ca pouvait se tenir. En tout cas, l’épileptique coincé au sol, comme la porte dans son cadre, le tiroir dans le bas du meuble et l’agente SNCF dans son cagibi, ça faisait beaucoup de trucs bloqués en si peu de temps.

De retour à ma place, je vérifiai la photo prise au lever du jour en sirotant mon café. Mais surprise ! elle était ratée, comme si la mise au point, elle aussi, s’était grippée.

Je rembobinai mon film. L’épileptique-qui-ne-le-sait-pas-encore traverse le pont, il consulte Insta en marchant, effleure par mégarde une femme élégante qui photographie la Seine – moi !- suffisamment fort pour qu’elle rate sa photo mais pas assez rudement pour qu’elle s’en rende compte, puis il court vers son train, se sent défaillir, butte contre le bas d’un chariot de service, en s’écroulant. La jeune femme qui pousse l’engin appelle à l’aide le chef de bord. Sous le coup de l’émotion, elle ne remarque pas que le choc a endommagé la coulisse du tiroir et ce n’est que l’engin chargé à bord qu’elle s’en rendra compte. Après tractations, l’épileptique-désormais-supposé monte à bord, se sent mal après coup et décide de s’octroyer un peu d’air frais. Mais la porte une fois bloquée ne veut plus rien savoir. Comme le tiroir, deux têtes de mule !

Et tout en rêvassant,  je regardais la nature défiler derrière la vitre empoussiérée.


Les voyages en train et les gares m’inspirent. L’homme de la gare, un récit à découvrir ou à relire.

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couloir métro

Labyrinthe

Le métro comme bien des matins. Toujours le même itinéraire. Changement de ligne à Nation. Je descends de la rame, me dirige tout droit vers le couloir de jonction. Mais un cordon rouge, marqué « Passage Interdit » me barre la route. L’automate que je suis dans ces circonstances ne le voit qu’au dernier moment, trop occupé à foncer tête baissée dans la gueule de la foule.

Situation inhabituelle. Moment d’égarement. Mais qu’est-ce qui se passe ? Un instant j’envisage de passer sous le cordon, de forcer le passage. Je me reprends, mais où est donc l’échappatoire ? Je suis un jeune homme au pas assuré qui s’engouffre dans le couloir voisin, en contre sens. En haut de l’escalier, je l’ai perdu de vue. Intersection à choix multiple. Aucun fléchage. Comme dans un labyrinthe, où sortir rapidement est la priorité, j’opte pour la voie qui me semble la plus probable sans prendre le temps de regarder autour de moi. Qu’est-ce qui a poussé la Ratp à fermer ce couloir ? Une voie d’eau ? Un effondrement de la voute ? Hum… j’en doute. L’absence de fléchage de remplacement signifie certainement une fermeture très temporaire.

Toute à mes pensées et à ma course folle, je me suis égarée. Ma ligne n’est indiquée nulle part. J’attends la prochaine intersection pour m’autoriser un tour sur moi-même. Parcours du regard chaque entrée de couloir avec l’intensité d’un scanner.

Mon numéro de ligne, inscrit sur le mur. Soleil sorti des nuages. J’ai retrouvé la piste. Je rebrousse chemin, je suis passée devant le bon accès, un court instant avant, sans le voir. M’y voilà. La question me taraude, pourquoi le passage est-il fermé ? Un malaise ? Un agent Ratp serait présent sur place.

Un décès ? Celui de la SDF qui dort souvent dans ce couloir ? A demi cachée sous un monceau de couvertures répugnantes. Ses pieds nus crasseux dépassant d’un côté, des mèches de cheveux gris collés de l’autre. Et cette puanteur !

Avant même de la voir, je sens littéralement sa présence. Je bloque ma respiration, passe en apnée devant sa couche et ne reprends de l’air qu’après l’avoir largement dépassée. Je croise des visages front plissé, nez pincé. Personne ne peut ignorer cette pestilence. Certains s’en accommodent comme moi, difficilement, détournent leur regard en longeant la malheureuse ou au contraire l’observent. D’autres rebroussent chemin.

Elle est là, couchée, les matins d’hiver, très souvent. Une fois, une seule, je l’ai vue assise au milieu de ses guenilles. Son visage aux traits fins et réguliers était maculé de traces sombres et ses cheveux gris et épais aussi emmêlés qu’une ronce sauvage. Elle semblait hagarde. Ou seulement se réveillait-elle. Elle avait dû être belle. Et certainement le serait-elle encore sans cette odeur et ses oripeaux qui la protègent des prédateurs. Des prédateurs comme des personnes attentionnées.

Où se trouve-t-elle aujourd’hui, dans un autre couloir ou morte dans l’indifférence ?

Les jours passeront sans que je connaisse son sort. Sans que je connaisse la raison de la fermeture temporaire de ce couloir du métro. Des questions sans réponse, il y en a plein le monde. Des hommes et des femmes qui s’effacent, aussi.

Je monte dans la rame de métro pour la seconde partie de mon trajet. Comme bien des matins.

Photo : Wikimedia Commons

La voleuse

Vous rendez-vous souvent au marché de votre quartier ? Pour Alice c’est une première dans sa nouvelle vie plus verte. Une micro-nouvelle à découvrir.

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La voleuse

Alice attrape son cabas. Je vais au marché mon chéri !

Elle vient juste d’emménager avec son fils en bordure du bois de Boulogne. Les confinements successifs leur ont donné envie d’un brin de verdure quitte à s’éloigner un peu de son cabinet. Le centre de Paris, c’est super, mais pas quand il faut vivre des journées entières dans soixante mètres carrés à deux sans espace extérieur autre que des rebords de fenêtres donnant sur une avenue.

Nid d’aigle

Désormais ils habitent un dernier étage, quatre-vingts mètres carrés ouverts sur une terrasse, avec des arbres et des nuages pour seul vis-à-vis, et surtout la perspective de s’échapper en quelques pas pour une balade en forêt. Comme un avant-goût de campagne à portée de station de métro. Un coup de coeur.

Les dernières affaires plaidées par Alice ont fait monter en flèche sa notoriété en tant qu’avocat pénaliste et lui ont rapporté gros. Assez pour lui permettre d’accéder à leur désir à son fils et elle. Dès la première visite, elle s’est sentie parfaitement à l’aise dans ce nid d’aigle, comme s’il avait été d’emblée conçu pour eux. Il leur reste à s’approprier l’environnement extérieur et, pour commencer, puisqu’il faut bien commencer par quelque chose, elle a opté pour une visite au marché du samedi matin qui se tient à quelques centaines de mètres de chez elle. Jusque-là il n’y avait guère qu’en vacances estivales qu’elle s’adonnait à ce type d’occupation. Autre privilège de ce lieu de rêve.

Le marché

Alice longe les étals de fruits et légumes sans se décider pour un seul, achète un morceau de tome de Savoie parce que le vendeur lui rappelle un de ses clients, puis avise un stand où plusieurs femmes plongent les mains dans un monceau de vêtements entassés sur une table. Elle les regarde procéder, lever l’article à hauteur d’yeux, vérifier les étiquettes, tendre le vêtement devant elles pour en estimer la taille. Une jeune fille rousse, élégamment vêtue, semble indécise devant un pull gris en mohair.

Le pull

La vue de ce joli pull décide Alice. Si la rousse ne l’achète pas, il sera pour elle. C’est de la seconde main ou des excédents de stock ? demande-t-elle à sa voisine en se glissant autour de la table. Les deux, de la fripe quoi ! répond cette dernière sans quitter des yeux un chemisier en guipure blanche. Quand c’est neuf, il y a encore l’étiquette en carton.

La jeune fille relâche finalement le pull gris à la satisfaction d’Alice qui s’empare hâtivement du lainage.

L’étiquette en carton se balance au bout de sa ficelle de chanvre. Taille 38. Composition laine et mohair. Une marque haut de gamme. « 10 € » écrit à la main sur un bout de papier épinglé dans l’encolure. Un prix dérisoire pour ce type d’article. Alice est heureuse d’avoir senti la bonne affaire et de tenir en main son trésor du jour. Il lui ira bien ce pull. Décidément cet endroit est magique.

La veste

Le pull sous le bras, Alice avise une broche sur le revers d’une veste en pied-de-poule. Une petite broche ancienne à n’en pas douter, garnie de trois pierres de verre translucide. Sans grande valeur mais jolie. Alice se saisit de la veste, la tourne et la retourne. Aucune étiquette. Un article de seconde main.

Alice ne voit plus qu’elle. La broche. Elle la veut pour fermer son chemisier en soie noire qui baille au niveau des seins. Elle observe la veste sous toutes ses coutures. Une mocheté. Et beaucoup trop grande pour elle. Elle ne va quand même pas acheter cette horreur ! D’autant que ce bijou si joli n’a rien à faire à cet endroit, ça parait évident. L’ancienne propriétaire l’a certainement oublié sur le vêtement. C’est la veste que cherche à vendre le commerçant, pas la broche qu’il n’a certainement même pas remarquée.

Sans arrêter de jouer avec la veste, Alice jette un coup d’œil en biais vers ses compagnes de fripe, toutes accaparées par leurs recherches. Elle défait soigneusement les boutons de la veste l’un après l’autre, la triture, la jauge, ôte la broche dans un mouvement qui se veut naturel et la fourre dans sa poche ni vu ni connu. Place la veste devant elle, fait la moue et la prend sous son bras.

Le chapardage

Pendant quelques minutes, elle se déplace autour de la table, pioche quelques articles, les repose. Avise le panneau : « Articles non marqués : 5 € pièce ». Puis rejette la veste en pied-de-poule d’un mouvement ostentatoire et, le pull à la main, amorce un pas vers la commerçante occupée à rendre la monnaie à une cliente.

— Madame, vous avez remis la broche sur la veste que vous venez de reposer ?

Alice se tourne vers celle qui l’apostrophe. Une grande blonde qui la regarde sévèrement.

— Heu, elle était cassée, je l’ai enlevée.

— Non madame, vous l’avez dans votre poche. Je vous avais à l’œil.

Alice se sent mal. Les accusations de la grande blonde la tétanisent, l’attention silencieuses des autres femmes la glace. D’un geste brusque, elle repose le pull gris sur le tas. J’en ai assez de vous entendre ! Et elle tourne les talons, son cabas sous le bras, avec une démarche aussi rapide et naturelle que possible.

Maria

Une voix derrière elle, celle de la grande blonde. Tu vois, Maria, quand je te dis qu’il y a des voleuses ! Elle t’a piqué une broche la BCBG qui détale.

A une distance qu’elle juge respectable, Alice s’arrête devant un étal de légumes où quelques chalands attendent leur tour, elle ne veut pas être vue s’enfuyant. Elle fixe le tas de carottes pour reprendre pied. La fièvre empourpre son visage et son coeur court un sprint.

Madame ! Alice reste concentrée sur les carottes. Madame ! insiste la voix qui se rapproche. Alice se tourne vers Maria, sort de la file d’attente. Elle s’est refait un visage. Oui, répond-elle calmement.

— Vous m’avez pris quelque chose sur le stand ?

— Non.

— Une cliente dit que…

— Oui je sais, mais non. Regardez.

Elle retourne ses poches. Ouvre son sac.

Maria n’insiste pas. Se justifie même. C’est mon stand, vous comprenez. Et repart comme elle l’a poursuivie, à petits pas rapides.

Alice a la tête qui tourne, le corps en feu. Prête à s’effondrer sous le coup du malaise qui prend possession de chacune de ses cellules. La honte et le remord sont un violent poison.

Remords

Qu’est-ce que je vous sers, madame ?

Se détournant des carottes, elle achète des tomates. Une aberration en plein hiver mais qui n’a plus d’importance dans l’égarement qui est le sien à ce moment-là. Et quitte le marché derechef.

La sensation de malaise perdure. L’accable. Son corps s’est alourdi de honte comme si une lourde cape s’était abattu sur lui. Si au moins elle la cachait au monde cette cape de honte. Mais non. Le marché grouille avec elle au milieu, tatouée au front par son délit. Elle se fraye un chemin en évitant les regards. Mais qu’est-ce qui lui a pris de voler un bijou de pacotille ? Comme si elle ne pouvait pas acheter la veste ! Même hideuse, et la déposer dans un bac de recyclage. Pour 5 euros, quelle idiote ! Elle aurait pu tout simplement demander à acheter la broche. Elle aurait dû braver la grande blonde et fièrement reprendre la veste pour aller la payer la tête haute. Plaider sa cause comme elle sait si bien le faire pour les autres. Qu’est-ce qui lui a pris de croire que personne ne la regardait ? De prendre ces risques ?

Qu’est-ce qui lui a pris, tout simplement ?

Le retour

La broche au fond de son cabas pèse comme une pierre. En s’enfuyant du stand de fripe, elle l’a vite retirée de sa poche, a refréné un geste large et trop voyant qui l’aurait envoyé rouler sous un étal ou trop contraint qui, en la faisant tomber à ses pieds, aurait affiché la preuve de sa forfaiture. Que va-t-elle en faire désormais ?

Alice se sait peu physionomiste. Parfaitement incapable de reconnaitre la grande blonde si elle la croise à nouveau, et les autres femmes du stand qu’elle n’a même pas regardées encore moins. Mais qu’en sera-t-il pour elles ? À peine débarquée dans une nouvelle ville, déjà marquée au fer rouge.

Un fer qu’elle a chauffé elle-même à blanc. Elle, l’avocate reconnue pour sa prestance et son agilité d’esprit lors des plaidoiries. Si jamais elle devait passer à la télé, elle imagine la grande blonde dire à son mari : La voleuse, c’est elle ! Capable de piquer une broche de quatre sous et de parader sans vergogne à l’écran ! Et même pas capable de se défendre.

Mais qu’est-ce qui lui a pris ?

En avisant une poubelle de rue, elle plonge la main dans son cabas à la recherche de l’objet délictueux mais le temps qu’elle mette la main dessus la poubelle est dépassée. Et pas question qu’elle attire l’attention en s’arrêtant. Cet ornement est maudit.

Chez elle

Elle lève les yeux vers son appartement tout là-haut. Son nid douillet. Personne ne viendra l’y embêter, lui faire remarquer qu’elle est une voleuse, une avocate sans répartie, une mère indigne.

Elle s’est offert cash cet appartement à près d’un million, et c’est une babiole à quatre euros qui vient de lui faire perdre toute dignité. Mais quelle mouche l’a piquée ?

Alice contracte les épaules, il lui faut trouver une issue pour se défaire sans délai de l’objet de son larcin. Surtout ne pas le faire entrer chez elle, pour ne pas contaminer son son fils, ni souiller son nid. Là-haut elle trouvera du réconfort, oubliera cet incident. Dans le hall, pas de poubelle. Les fentes des boîtes à lettres la tentent.  Encore une idée idiote, décidément elle a la tête à l’envers. Même sa propre boîte ne serait pas une solution.  Elle la regarde machinalement. Se focalise sur son nom, écrit sur un bout de papier scotché à la va-vite. Le marquage le plus moche de tout le panneau. Même pour un truc aussi bête elle a failli à ses devoirs. Elle soulève le lambeau de papier pour récupérer l’étiquette du précédent occupant comme modèle. Et se fige devant le nom dévoilé.

L.ESPIES

Laurent et Louise Espiès, les précédents propriétaires, un couple qui lui a paru étrange pour le peu qu’elle l’ait côtoyé. Les pies. Une lecture qui lui avait échappé jusque là, aveuglée qu’elle était par son impatience à acquérir ce bien. Mais elle s’est fourvoyée. Son nid douillet n’est pas celui d’un aigle, il est celui d’une famille de pies. De pies voleuses. Voilà ce qui l’a fichu dedans, ce fichu appartement ! Il lui a fait perdre la tête, et il corrompra son fils.

Il faut vite qu’ils le quittent !

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Image par jacqueline macou, pixabay

A la gendarmerie

Si vous possédez de vieilles armes, voici ce qui vous attend !

A la gendarmerie constitue la dernière partie du polyptique intitulé  Les vieux fusils. Retrouvez la première nouvelle éponyme en guise d’introduction et Chez l’armurier, la première partie.


A la gendarmerie

La gendarmerie ressemblait à un pavillon des années 60 avec son allure sans charme, son accès direct au premier étage par un escalier bétonné donnant sur une large terrasse, le garage au rez-de-chaussée et le jardinet engazonné tout autour.

Restez-là, j’y vais, intimai-je à mère et mari.

J’entrai dans un minuscule hall qui aurait pu être celui de n’importe quelle administration hors d’âge. Carreaux blancs au sol, murs blanc sale, quelques affichettes mal collées, huisseries en alu. Et un étroit comptoir d’accueil derrière lequel se tient une jeune gendarme en conversation avec une femme mûre.

Quelques minutes et je suis à vous, me dit-elle.

De complaints en plaintes

Derrière l’un des murs, entièrement vitré mais opacifié, je perçus quelques mouvements. La représentante de loi n’était pas seule.

Pour unique meuble un guéridon sur lequel traînaient quelques prospectus. Pas moyen de s’asseoir.

Dans un anglais de bon niveau, la gendarme expliquait à son interlocutrice son incapacité à rédiger une plainte contre un chien sans savoir à qui il appartenait. La sexagénaire insistait, ne pouvaient-ils rechercher le propriétaire ? La conversation semblait s’enliser, la gendarme y perdre son vocabulaire. We can’t do that, …, try to ask to the Maire, yes the Maire. … He must know, him. And then, you’ll go back for the plainte, complain sorry.

J’ignorais quel délit avait bien pu commettre le clébard. Un vol de saucisse ? Un déplumage de poule ? L’affaire ne semblait pas tragique non plus.

Excuse me, dit la gendarme en décrochant le téléphone. À qui ai-je l’honneur ? Joli, me dis-je, formule un peu plus élégante que T’es qui, toi ? Certains pourraient en prendre de la graine. Oui, monsieur Lamblin. Vous avez déjà appelé, je me souviens parfaitement. Que fait la dame, elle vous menace ? … Elle menace des passants ? … Elle parle toute seule, mais ce n’est pas un délit ça monsieur. Votre femme a peur d’elle et n’ose plus sortir, je comprends monsieur, mais elle se trouve où cette personne, dans votre jardin ? … Si elle est sur la voie publique, on ne peut pas intervenir. À part lui demander de ramasser les deux frites qu’elle aurait fait tomber… Oui, monsieur Lamblin, je vais contacter mes collègues de la patrouille pour voir s’ils auraient le temps de passer, mais je ne vous garantis rien, il y a beaucoup d’appels en ce moment.

L’anglaise écoutait d’un air distrait, la gendarme leva les épaules comme pour nous faire part de son impuissance à régler de tel litige. Mon tour arrivait, je le sentais. À travers la porte vitrée, je fis signe à chéri, en contrebas, de patienter un peu.

Je préparais mentalement ma demande. C’est pour un abandon d’armes. La formule consacrée, selon l’armurier. Abandon d’armes. J’aurais dit Donner, Remettre, Me débarrasser, pas Abandonner. Il y avait quelque chose de culpabilisant dans ce terme. Mais il n’était pas l’heure de chipoter, le principal étant de se défaire de cet arsenal une fois pour toute.

See with le Maire, certainly he knows the owner, insista la gendarme à bout d’argument. L’anglaise lâcha l’affaire, résignée.

Je fis un pas en avant, tandis que le téléphone sonnait à nouveau. La gendarme me lança un regard agacé. Depuis ce matin c’est comme ça, chuchota-t-elle.

Yes. I know. I can’t do anything else. I’ve informed my collegues, they’ll come soon. They are on an urgency before. I can’t say how long… I’m sorry. Yes… sure.

Je croyais que le Brexit avait dépeuplé le sud-ouest, mais les Anglais semblaient encore bien ancrés dans les parages.

Abandon d’armes

La gendarme me fit signe d’approcher, enfin. C’est pourquoi ?

— Pour un abandon d’armes.

— Hum, il faut que je voie avec mon supérieur, il a plus l’habitude que moi. De quel type sont vos armes et vous en avez combien ?

— Quatre fusils de chasse. Je vais les chercher.

J’appelai Chéri depuis la terrasse. Apporte le bazar !

Le temps que Chéri peste dans l’escalier, les bras chargés des encombrants fusils – C’est lourd ces machins ! – et les dépose sur le comptoir, le gradé avait fait son apparition. Venez avec moi, dit-il.

Je m’en occupe, assurai-je à mon mari. Reste avec ma mère. Ça va être rapide, ajouta le gendarme.

La jeune gendarme était repartie à son téléphone et je l’entendais se débattre avec un insistant. Oui, monsieur Gilbert, j’ai tout noté. J’ai transmis, il faut attendre. C’était hier, on ne peut pas aller plus vite. Je connais très bien votre dossier, c’est pas la peine de me rappeler les faits. Oui, re-téléphonez, mais pas avant une bonne semaine. Il est inutile de nous relancer trois fois par jour. Au revoir, monsieur Gilbert.

Le gradé me fit asseoir dans un bureau où il avait apporté les carabines. Cadillou va enregistrer votre acte.

Je m’interrogeai sur l’identité de celui que l’état civil avait affublé de ce drôle de patronyme. Cadillou. Il m’évoquait un film avec Fernandel, un âne ou un grand gaillard un peu ballot. Le simplet du village, aussi.

C’est la jeune gendarme qui arriva. Oui, Lieutenant, je vais enregistrer l’acte mais je dois d’abord répondre au plaignant qui vient d’arriver.

Le lieutenant, pendant ce temps, bataillait à extraire les munitions de la cartouchière, collées par des décennies d’inutilisation. Bataillait, c’était lui prêter plus d’énergie qu’il n’y mettait. Clairement il s’occupait en attendant que sa subordonnée ait une minute à elle.

À peine eut-elle glissé un ranger dans le bureau que la sonnette de la porte retentissait à nouveau. Je reviens, dit-elle. Le lieutenant ne moufta pas. Pas même un battement de cil plus rapide. Nous entendîmes la jeune gendarme éconduire le visiteur. Je ne vais pas pouvoir prendre votre déposition aujourd’hui. Pourriez-vous revenir demain ?

La déposition

La gendarme finit par arriver pour de bon. S’assit face à moi, son supérieur à ses côtés. Je vous écoute, Lieutenant, comment je procède ? J’ai encore jamais fait ça.

Il lui montra quelque chose sur son écran d’ordinateur. Vous ouvrez un PV. Là. Vous cochez Abandon d’arme. Et vous répertoriez. Notez, ordonna-t-il en manipulant les armes : une carabine sans numéro, modèle inconnu, calibre 32. Une autre, elle est jolie celle-là, idem.

— Si vous voulez la garder, tentai-je.

— On n’a pas le droit. Elles vont partir aux Douanes.

— Juste un instant, intervint la gendarme. Je vais faire une photo pour mon grand-père. Il ne va pas en revenir.

Une simple photo en guise de trophée. La loi se révélait implacable même pour les gendarmes.

— Encore une, sans numéro, sans marque, du 22 certainement. Et un 22 Long-Rifle sans numéro, poursuivait le gradé.

— J’ai une déclaration pour celui-là, dis-je en tendant le papier.

— Vous avez une autorisation de détention d’arme ?

— Ah non, rien du tout. Elles ne sont pas à moi ces armes.

— Mais c’est vous qui les abandonnez.

— Elles appartiennent à ma mère qui les a héritées de son père, et c’est mon père, son mari donc, qui a déclaré le 22 Long-Rifle pour se mettre en accord avec la loi il y a… quelques années, mais la loi a changé…

— Il nous faut la pièce d’identité du déposant. C’est votre mère ou c’est vous ?

— Ma mère a quatre-vingt-dix ans, elle attend en bas, elle va pas grimper jusqu’ici. Alors c’est moi.

Décidément rien ne bougeait chez le lieutenant. Une façade sans émotion. Une voix sans intonation. Je ne ressentais rien d’autre à ses côtés qu’une froide bienséance. La gendarme vint à mon secours en prenant ma carte d’identité. Peu importe le déposant, on n’a aucune justification à vous demander, me rassura-t-elle.

Bon, cochez bien Déclaré pour le 22 Long-Rifle. Absence de permis de chasse et de détention d’arme. Notez aussi 23 cartouches et 16 balles, continuait le Lieutenant en déposant sur le bureau de la gendarme les sachets qu’il avait rempli des munitions. Voilà c’est presque fini, ça va prendre cinq minutes.

Et s’adressant à moi : Reprenez la cartouchière, on n’a pas à la transmettre. Et il sortit du bureau.

Informatique poussive

— Vous pouvez la vendre, la cartouchière, commenta la gendarme tout en tapant sur son clavier. Certains en recherchent encore.

— Si vous connaissez un chasseur, donnez-la lui.

—  Mon grand-père serait content.

— Alors prenez-la, c’est votre grand-père ou Emmaüs.

La gendarme la fit glisser derrière son bureau avec un sourire de satisfaction. Elle avait son trophée.

—  Donc Abandon d’arme. Motif : Succession ?

— C’est ça.

— Lieutenant ! cria-t-elle.

Il revint.

— Je dois faire un PV par arme ? Je ne peux pas entrer les quatre sur le même.

— Non, un seul et vous mettrez les descriptions sur le Cerfa.

Il repartit.

Le téléphone se manifesta. Oui je sais, j’ai prévenu la patrouille, ils vont passer monsieur Lamblin. Je ne peux pas faire plus. Au revoir monsieur Lamblin.

Je pensais que des frites avaient dû tomber sur le trottoir.

La porte sonna à son tour. On se serait cru dans un jeu où il fallait courir après des alertes. Dring dans le bureau, dring à la porte, re-dring dans le bureau. La gendarme se leva en me priant de l’excuser. Je fais vite, promit-elle.

PV, Cerfa et téléphone

Effectivement elle revint sans trop tarder. J’avais eu le temps d’envoyer un sms à chéri. Fais patienter Maman, c’est en cours.

Un seul PV qu’il dit, bougonna-t-elle avec une moue désabusée. Lieutenant ! appela-t-elle.

Il revint d’un pas égal et se plaça devant l’écran de sa subordonnée.

— Quand j’ouvre un Cerfa j’ai nécessairement un PV qui s’ouvre aussi, lui exposa-t-elle.

— Vous cliquez là, vous mettez Sans Objet et vous fermez, assura-t-il en maniant la souris. Ah non, le PV reste… Bon, eh bien, quatre PV.

— Et quatre Cerfa.

— Elle est admirable, dis-je au Lieutenant comme si j’avais besoin de racheter son impertinence aux yeux de son supérieur. Elle gère tout avec une patience exemplaire.

— C’est un bon élément, me répondit-il sans un regard pour elle, avant de se retirer derrière ses vitres dépolies.

— Désolée, ça prendra plus de cinq minutes, se justifia-t-elle avec un haussement d’épaule d’impuissance.

Je lui décernai un sourire compréhensif. Déjà une demi-heure que je m’étais présentée devant elle.

La sonnerie du téléphone retentit à nouveau. Oui madame Cazal, je note, de la fumée. Le feu, il est dans votre jardin ? C’est votre voisin qui l’a allumé, j’ai bien compris, mais où ? Dans son pré. Y a-t-il du bois à proximité, un risque de propagation ? Votre voisin est sur place, il surveille, tant mieux. Mais c’est interdit par la loi. En effet. Quelle est votre adresse ? Manoure ? Avec le M de Manon ou le N de Noël ? Nanoure ? Je vous entends mal, madame. Je ne suis pas d’ici moi madame, je ne connais pas tous les lieux-dits de notre circonscription, vous en déplaise ! Alors Manon ou Noël ? Maman. D’accord, si vous préférez, donc Manoure. Avec un S à la fin, j’ai compris. Un S comme Sophie, Stéphane, Sofiane, Sergent… Manouresse. Bien madame Cazal, c’est enregistré, la patrouille va passer.

Ah mince, je n’ai pas demandé la commune ! pesta la gendarme en raccrochant. Je note le signalement et je suis à vous.

Manoures c’est sur la commune de Payssac, je connais bien, intervins-je tout en composant un sms : Plus long que prévu. Fais patienter Maman.

Et Cazal, comment ça s’écrit Cazal ? J’ai oublié de faire préciser, ragea la jeune femme.

Je cherchai sur mon téléphone, Cazal – Manoures – Payssac, et clamai triomphante : Cazalle, deux L, E. Il est carrossier.

Merci, répondit la militaire. Les gens ils croient qu’on sait tout. Je suis arrivée il y a deux mois, je viens d’Orléans et je passe la plupart du temps dans ce bureau, comment est-ce que je pourrais tout connaitre de la région ?

Je la confortai d’un sourire compréhensif.

On va reprendre. Je vais couper le téléphone, sinon on ne va pas y arriver. Je finis mon service dans une minute. Enfin en théorie.

Je me dis que les chiens errants, les feux de paille, les burgers-frites sur la voie publique pouvaient bien attendre au lendemain, les faits plus graves aussi, que dans la vie il y avait des priorités et que celle du jour c’était un lot de pétoires, que le monde était finalement bien pensé.

Le sablier

Putain ! Oh pardon, je suis désolée, dit-elle avec une moue qui semblait plus amusée que désolée. Mon ordi est bloqué ! C’est toujours pareil, regardez ! dit-elle en tournant son écran vers moi.

Une jauge horizontale se remplissait nonchalamment tandis qu’un sablier tournait.

Ils disent que je ne sais pas me servir de l’ordi, que les PV prennent cinq minutes, tu parles !, pas avec ce dinosaure ! Avant je pouvais me mettre sur n’importe quel poste, ça allait, mais maintenant on a un poste attitré.

Je pensai qu’à l’armée, plus qu’ailleurs, chaque Homme a sa place et chaque tâche son Homme, et que la jeune femme face à moi était bien mal barrée dans cet ordre-là.

— Ah c’est reparti ! Bon alors qu’est-ce qu’on a dit calibre 22 pour la 22 ? ou 32 ?

— Je sais plus…

— Bon, je vais en mettre une en 22 et une en 32.

— Si ça vous va…

— Et voilà, ça bugue encore, souffla-t-elle. Rifle, ça s’écrit comment ?

Je proposai un seul F.

— Ça ne change rien, c’est bloqué, râla-t-elle. Et en haussant la voix : Lieutenant, c’est pas moi qui ne sais pas me servir du matériel, venez voir !

Je remarquai alors son gilet pare-balle et son arsenal à la ceinture.

— Vous n’avez pas chaud dans votre harnachement ?

— Oh si, lâcha-t-elle, mais c’est le règlement. Je transpire avec ce poids ! Je change mon polo en dessous trois fois par jour et j’ai encore l’impression de puer tout le temps.

Des pas dans le couloir. Je m’attendais à voir apparaître le lieutenant, portant beau dans son mince polo de quelques grammes, mais c’est deux autres têtes qui s’affichèrent dans l’encadrement de la porte. Au revoir, on a fini notre service, à lundi !

Regardez comme ça bugue, les prit-elle à témoin, quand je vous le dis et que vous ne voulez pas me croire… mais sa phrase n’était pas terminée que déjà la porte extérieure claquait. Bye bye les collègues compatissants.

Moi aussi j’ai fini mon service, enfin je suis censée. Et après vous, j’ai encore deux bonnes heures de boulot. Quand j’appelle ma mère à vingt heures, elle croit que j’ai eu le temps de faire les courses, la fête et tout le reste. Tu parles, je sors juste du travail. Elle était contente au début de me voir gendarme, maintenant elle déchante.

Je me dis qu’elle n’était certainement pas la seule, à déchanter. Et que ça faisait déjà une heure largement sonnée que je poireautais dans cette gendarmerie.

Copies et croix

À coup de sablier sur l’écran et de soupirs de la jeune gendarme, les enregistrements furent saisis. Voilà j’ai fini, y’a plus qu’à sortir les docs. Cinq minutes, il disait, et ça fait une heure et demie. Je vais chercher les feuilles, me dit-elle. Et plus fort, en passant la porte : Lieutenant, ça va être bon pour la signature !

J’en profitai pour envoyer un sms à chéri : Plus que la signature !

Mince ! pesta la gendarme à son retour dans le bureau. Ça m’a tout imprimé en recto-verso, une partie des PV se trouve au dos des Cerfa. J’ai plus qu’à faire des photocopies. Je reviens !

Je me demandais combien de fois elle avait dit ces mots : Je reviens. J’aurais dû compter. J’aurais eu mon jeu moi aussi, à elle les sonneries, à moi les Je reviens.

J’entendais le copieur ronronner par à-coups à travers la cloison et la gendarme pester. Putain, c’est quoi ce matos ! sans se soucier d’offusquer son supérieur. Elle me plaisait bien cette gendarme.

Elle réapparut portant un paquet de feuilles quelque peu anarchique. Tenez-moi ça, elle me dit, on va les remettre en ordre. Je lui passai les feuilles une à une dont elle vérifiait les références. Et merde ! s’autorisa-t-elle à nouveau.

— Qu’est-ce qui se passe cette fois ? m’inquiétai-je.

— La croix devant Arme déclarée, celle pour le 22 Long-Rifle, elle a été reprise sur tous les PV quand j’ai dupliqué le doc.

— Il faut tout recommencer ?

Je sentais la fièvre me gagner en pensant à ma mère et à mon mari qui m’attendaient dehors par ce temps maussade. Justement un bip dans ma poche semblait me rappeler à l’ordre.

— Je vais chercher du Tipex, ça passera pour la préfecture.

J’en profitai pour dégainer mon téléphone. C’était chéri comme supposé : Il cherche son stylo ?

Du Tipex, je pianotai.

À jamais

La gendarme revint sans tarder, et me passa les feuillets à signer au fur et à mesure qu’elle en masquait la croix. Elle recompta. On a bien les quatre Cerfa, commenta-t-elle, les quatre PV, deux exemplaires de chaque. C’est parfait. Il ne manque plus que la signature du lieutenant.

Il signera plus tard, vous n’avez pas à attendre, ajouta-t-elle en percevant certainement un signe d’angoisse sur mon visage. Et elle me tendit les feuilles de reçu. Voilà, c’est juste une formalité mais si jamais vous aviez un problème par la suite avec ces déclarations, demandez Cadillou. C’est moi.

J’acquiesçai tout en priant de ne plus avoir affaire à elle. Mais il n’y a pas de raison ajouta-t-elle à point nommé. Décidément elle lisait en moi.

Elle regarda sa montre en me raccompagnant dans le microscopique hall. Et voilà, ma mère va encore se demander ce que je fous.

— Bon courage à vous et bonne fin d’après-midi.

— Plus que les dernières transmissions et je serai en congé pour trois jours, dit-elle avec le sourire d’une enfant de six ans à qui on a promis un tour de manège.

— Au revoir !

Je laissai la porte claquer derrière moi et descendis l’escalier à vive allure.

Indécrotable

— Ah te voilà, dit ma mère, je m’inquiétais.

— Tu t’inquiétais pour quoi ?

— Parce qu’on aurait pu te causer des tracasseries à cause de ces armes. On ne t’a pas fait de reproches ?

— Non Maman, c’était une simple formalité, beaucoup de paperasse et de temps mais rien d’embêtant. Maintenant c’est fait, on est débarrassé, c’est une bonne chose : plus d’arme à la maison. Ça ne valait pas la peine d’imaginer des solutions moins légales, taquinai-je ma mère en l’aidant à attacher sa ceinture de sécurité.

Et nous rentrèrent chez nous.

— Finalement, dit ma mère après un long silence que je mettais sur le compte de la fatigue, ça n’a pas été compliqué. Tu aurais pu en profiter pour rendre le pistolet de ton père.

— Quel père ? Non, je veux dire, quelle arme ?

— Le pistolet que ton père a rapporté d’Algérie. À la fin de son service militaire.

— C’est quoi ça encore ? Vous n’en avez jamais parlé ! Il est où ce truc-là maintenant ?

Ma température corporelle était montée d’un cran.

— Dans l’épaisseur de la tête de lit. Ton père ne savait pas trop comment s’en défaire. On a trouvé cette cachette, et il y est toujours. C’est dommage que je n’y aie pas pensé ce matin.

— Tu as raison sur ce coup-là Maman, c’est bien dommage que tu n’en aies pas parlé plus tôt. Ni ce matin ni jamais. Alors réfléchis bien, as-tu d’autres armes planquées quelque part ? Je sais pas moi, des sabres japonais dans le plafond, une arbalète dans le garage, un bazooka dans le grenier, un obus dans un pot de fleurs… réfléchis bien s’il te plaît.

— Le pistolet, on pourrait l’enterrer sous l’étendoir à linge.

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Photo : devenir-gendarme.com

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Chez l’armurier

Les armes de mon grand-père dont il fallait se débarrasser, celles qui m’ont inspiré une nouvelle, vous vous en souvenez ? (les vieux fusils)

La réalité n’en a pas été moins amusante, même si je la romance un peu, un tout petit peu, à ma façon.

———————-

En route

— Maman, on pourrait aller chez l’armurier cet après-midi.

— S’il est ouvert.

— Pas de chance, Mam, il sera à la boutique toute la journée et il nous attend.

— Les fusils, moi, je les aurais enterrés dans le jardin.

— Ah non, tu ne vas pas recommencer ! De toute façon, y’en a un de déclaré aux autorités. Qu’on y aille pour un ou quatre, c’est pareil.

— Le 22 Long Rifle, je voulais le donner à Guy.

— Ça fait cinq ans que tu me le dis mais Guy s’en moque de ton fusil et d’ailleurs on ne peut pas le donner comme ça en loucedé, il faut déclarer la transaction. Donc on y va !

— D’accord.

Le d’accord n’était pas franc, je l’avais bien remarqué. J’appelle mon mari, lui demande d’aller décrocher les fusils. Les armes et moi nous nous tenons à distance.

— Mais on va pas prendre les fusils ! s’insurge ma mère.

— Pourquoi on se rendrait chez l’armurier, alors ?, Maman.

— Pour lui demander ce qu’il faut faire.

— Il nous l’a déjà dit. Il estimera si certains sont vendables ou s’il faut tous les détruire.

— Mais on ne va pas faire trente kilomètres avec des armes dans le coffre ! Si on se faisait arrêter…

— C’est pour ça que j’ai appelé l’armurier avant. Si jamais une colonne de gendarmes nous tombait dessus, il pourrait témoigner qu’on allait chez lui, qu’on ne préparait pas le casse du siècle avec des pétoires.

— Et la probabilité qu’on se fasse arrêter sur une route de campagne, elle est quand même minime, non ? intervint mon mari. Vous vous êtes déjà fait contrôler en quatre-vingt dix ans ?

Quand on s’y met à deux, ma mère plie.

Elle s’est glissée dans la voiture en bougonnant, mais la perspective de revoir des lieux attachés à son enfance lui a rapidement délié la langue.

L’armurier, elle le connait bien, nous a-t-elle assuré. Ah Gérard, ce qu’il était farceur celui-là !

Mam, tu sais, c’est probablement son fils, ou même son petit-fils, qui a repris l’affaire. Lui, il ne doit plus être très en forme, avançais-je avec précaution.

Quand son âge la rappelle à quelques vérités désagréables, madame mère se renfrogne.

Partout des armes

L’armurier nous a ouvert la porte tandis qu’il servait un client. Un futur client plutôt. Le gamin ne devait pas avoir vingt ans et c’est son grand-père qui tenait à lui offrir sa première arme. Cette idée me fit frémir. L’environnement aussi. Que je tourne la tête à droite, à gauche, des armes. Partout, des armes. Et pas de la gnognotte. Je me concentrai sur la vitrine des couteaux quand j’entendis ma mère siffler : C’est bien un Delmas, il a la même tête que son père !

Ma mère est passablement sourde et elle ignore que les autres ne le sont pas. Le commerçant ne semblait pas l’avoir entendue, lancé comme il l’était dans des explications techniques sur les munitions, la précision, et je ne sais quoi d’autre, avec une faconde qui ferait passer un bonimenteur du marché pour un élève de 6e le jour de la rentrée au collège.

Le grand-père se tenait en retrait mais je sentais dans l’esquisse d’un sourire sa satisfaction à avoir mis son petit-fils entre de bonnes mains, à endosser l’initiation de cette troisième génération de chasseurs (au moins !), tout allait bien dans le meilleur des mondes. Je ne voyais pas le visage du gamin mais je devinais des étoiles dans ses yeux.

Je m’approchai de ma mère et lui glissai à l’oreille : C’est plutôt son petit-fils, il est bien jeune.

Je vis son visage se crisper.

Je reviendrai quand j’aurai le permis de chasse, annonça le gamin. Ça fait cinquante ans que je chasse, moi, ajouta le grand-père.

Je plissai le front à mon tour, mais me détendis quand la porte se referma sur les futurs clients. À notre tour !

Une vieille connaissance

Je vous reconnais bien ! lança l’armurier à l’intention de ma mère qui ne demandait que ça pour lui parler de Gérard et de ses frasques.

Pendant ce temps, je calculais mentalement. Le gars devait avoir dans les quarante ans, ce qui était cohérent avec l’âge de son grand-père, quatre-vingt-dix ans, et depuis le décès de mon grand-père, trente-cinq ans plus tôt, ma mère ne revenait que très épisodiquement dans sa ville de naissance et seulement pour rendre visite à d’anciennes connaissances.

Je n’ai pas beaucoup connu mon grand-père, finit par confier l’armurier quand ma mère lui laissa un espace. Et mon père m’a passé le flambeau il y a plus de dix ans désormais.

J’ai senti l’esprit de ma mère chanceler un instant. Gérard était un peu plus âgé que moi, elle dit, de deux ans je crois.

Deux années qui ne justifiaient pas qu’un soit dans la tombe depuis des lustres et l’autre assise sur une chaise à tenter de remonter le temps.

Mais comment vous connaissez-vous ? lançai-je autant pour détendre l’atmosphère que pour démasquer le commercial.

Mais c’est qu’elle enquête ! Il ne s’est rien passé entre nous, je vous le jure ! se défendit-il en riant.

On devait se parler quand vous passiez devant la maison pour aller chez ta tante, proposa ma mère. Ton grand-père, il s’arrêtait toujours !

L’armurier confirma. Merci, Maman, de lui avoir ouvert une porte de sortie. La maison dont parlait ma mère avait été vendue au tout début des années 90, et elle ne s’y rendait alors que fort peu depuis une dizaine d’années. Il était clair que l’armurier ne pouvait avoir connu le temps auquel ma mère faisait allusion, mais soit.

Responsabilités

Je vais chercher les fusils, proposa mon mari.

Si ça n’avait été que moi, je les aurais jetés dans le Lot, dit mon indécrottable mère.

Je n’eus que le temps d’apercevoir la moue d’assentiment de notre interlocuteur, j’étais lancée. Ah non, maman ! Tu ne crois pas que la rivière est assez polluée comme ça ?

Vous avez une fille écolo, madame. Il est vrai que les poissons, ils ont la trouille quand ils voient arriver à eux un fusil.

Je faillis répliquer que la question c’était les résidus de poudre, que si tout le monde se débarrassait des trucs encombrants de cette façon… et puis j’ai renoncé. Vanter l’écologie dans un magasin d’armes, c’était parler maraîchage dans un désert. Il m’aurait fallu du temps… et de l’énergie.

Pendant ce temps, les carabines avaient été déposées sur le comptoir.

Oh là, cette arme-là est désormais interdite ! dit l’armurier en mettant de côté le 22 long Rifle.

Tu vois que tu ne pouvais pas la donner, dis-je en me tournant vers ma mère, profitant lâchement d’une situation qui, enfin, tournait à mon avantage.

Et en m’adressant à l’armurier : Mais elle a été déclarée !

Et, sûre de moi, je dégainais le certificat plié en quatre.

C’est un bon point ! répondit-il. Et il ajouta à l’attention de ma mère, comme pour se racheter à mon égard : Vous pouvez planquer une arme, l’enterrer, si quelqu’un sait que vous en possédez une, la trouve et s’en serve, même s’il ne blesse que lui-même, c’est vous qui êtes responsable.

Ma mère acquiesça, la coquine. Bien sûr !

Il examina les trois autres pétoires.

— Elles n’ont pas servi depuis longtemps, commenta-t-il.

— C’est certain, approuvais-je.

— La plus récente doit dater des années 80.

— Impossible, mon grand-père ne chassait plus depuis longtemps dans ces années-là.

— Ma fille a raison, intervint ma mère, elle est plus ancienne.

— Pourtant, c’est bien un modèle relativement récent, insista-t-il.

Je me retins encore une fois de lui dire que décidément la notion de temps lui échappait quelque peu. Mais à quoi bon, n’étant peut-être même pas né à cette époque, qu’y connaissait-il des fusils d’alors ?

Passe d’armes

— Alors qu’est-ce qu’on en fait de ces trucs-là ?

— Le marché de la chasse n’est pas en forme, ça ne vaut pas le coup de retaper ce type de vieilleries.

— Il n’y aurait pas des personnes intéressées pour des reconstitutions historiques, des collections, je sais pas moi…

— Je ne sais pas moi non plus.

Son ton décidément fleurtait avec la moquerie. Je commençais à regretter de ne pas lui avoir jeté à la tête quelques secondes plus tôt ma satisfaction à voir le marché de la chasse se casser la gueule, quand il poursuivit, comme pour se faire pardonner son audace :

— Ce modèle est joli.

Il lissait du doigt le métal argenté, plaisamment vieilli, de la crosse.

— Si vous avez envie de l’accrocher en déco, gardez-le ! Vous avez un espace vide là-haut, dis-je en désignant le haut de la porte.

— Le neutraliser, tout ça, c’est trop de boulot, répondit-il sans paraître s’offusquer de ma morgue.

Je me sentais de plus en plus mal à l’aise entre ces murs hostiles comme s’ils étaient partie prenante de notre passe d’armes invisibles.

— En conclusion, on se rend à la gendarmerie et on leur file tout.

— C’est le plus économique, parce que si c’est moi qui les détruis, je serai contraint de vous en facturer les frais, dit-il avec un sourire désolé qui aurait pu m’amadouer s’il n’avait ajouté l’inentendable. La neutralisation ça peut néanmoins valoir le coup pour cette arme qui est mignonne. On coupe le canon et ça fait un joli jouet à offrir à un môme. Plus durable que du plastique made in China.

J’allais répliquer un truc du style Même pas dans mon pire cauchemar, quand il ajouta ingénument : C’est ce que j’ai fait pour mes fils.

En finir

Je mis deux secondes à me ressaisir. Jetais un œil vers mon mari qui semblait avoir ressenti l’uppercut lui-aussi, puis vers ma mère. Aucun effet collatéral sur elle qui avait vraisemblablement lâché l’affaire depuis un moment.

— On part à la gendarmerie, tranchai-je les dents serrées. Chéri, tu reprends tout ce petit bazar, s’il te plaît ? Maman, on s’en va.

— Transmettez le bonjour à votre père, dit cette dernière en se levant.

— Il passe souvent à la boutique, il était là encore il y a une heure. Si vous revenez, vous le verrez peut-être.

Risque pas de nous revoir, maugréai-je en refermant soigneusement la porte derrière nous. Pendant que Chéri remettait les pétoires dans le coffre, Maman se réinstallait dans la voiture.

— J’en reviens pas qu’il m’ait reconnue, dit-elle.

— Je crois qu’il bluffe, tu sais. Il n’aurait pu te croiser que bébé.

— Il se souvient de notre maison, il a dit où elle était.

— C’est toi qui lui as indiqué où tu habitais.

Ses traits s’étaient détendus, une lueur de contentement éclairait ses yeux.

En tout cas, c’est bien un Delmas, aussi charmant que son grand-père !

 

La suite à venir : A la gendarmerie.

photo : armes-ufa.com