Archives mensuelles : novembre 2024

La femme de chambre

Bonjour Madame, bonne journée ! Maria pousse son chariot dans le couloir de l’hôtel. Certains clients la saluent en passant, telle cette femme à l’instant, d’autres ne la voient pas, comme si elle n’était que cette plante posée près de l’ascenseur ou ce vase sur la console du hall. Elle en a pris son parti. Elle a un job stable qui lui procure un Smic mensuel, ce n’est pas le Pérou mais de là où elle vient c’est déjà l’Amérique.

Elle en a connu des galères, du travail de nuit, des employeurs peu scrupuleux, malhonnêtes pour certains. Elle a toujours été bonne, bonne avec les autres et bonne chez les autres. Ménage, repassage, course… à se casser le dos et s’abîmer les mains, mais elle ne sait rien faire d’autre, c’est ce qu’elle croit du moins, comme si s’appeler Maria prédestinait à cette condition de femme de ménage.

Depuis qu’elle travaille dans ce nouvel hôtel trois étoiles, sa vie a changé. Elle se brise toujours le dos et s’esquinte les mains, mais elle a des collègues avec qui partager souffrances et petits bonheurs, des horaires fixes – 7h-14h, une paie qui tombe le dernier jour du mois ainsi que des relations saines avec son employeur. Elle n’est pas de ceux qui rechignent à la tâche, qui se plaignent du salaire minimum et des exigences du patron, qui envient les clients. Elle arrive à l’heure, fait son boulot, partage quelques moments complices avec ses collègues et rentre chez elle en début d’après-midi pour s’occuper de son intérieur avant de récupérer son fils à la sortie de l’école. Sa seule espérance est de conserver cet emploi aussi longtemps qu’elle sera capable de travailler.

La chambre dans laquelle elle entre est ordonnée. Ce n’est pas courant. A la forme des draps, au nombre de chaussures, à d’infimes détails, elle sait qu’une seule cliente occupe cette chambre. Le contenu de la salle de bain le confirme. Des crèmes de luxe, une brosse en poils de sanglier, une brosse à dents. Maria récure la baignoire, les toilettes, change les serviettes.

Dans la chambre, elle tire les draps, tapote les oreillers, repositionne le repose pieds. Elle plie avec soin le peignoir en soie rose qui attendait sur le fauteuil et le dépose délicatement sur le lit. Elle époussète la table de nuit, replace soigneusement les effets qui s’y trouvaient. Un livre, un stylo, un petit carnet brun. Sur la tablette-bureau, elle rassemble feuillets et magazines en deux piles ordonnées. Sous l’un d’eux, elle découvre un bijou. Une bague dorée avec une pierre bleue et des brillants tout autour. On dirait la bague de fiançailles de Lady Diana, Maria l’a contemplée dans un ancien magazine qui trainait chez son médecin. Elle l’observe. Une vraie bague de princesse.

Elle devrait la reposer aussitôt, la laisser bien en vue. Cesser de la regarder. Mais c’est plus fort qu’elle, elle passe son annulaire gauche dedans, enfile l’anneau jusqu’à la jointure et lève la main à hauteur d’yeux. Les pierres brillent, c’est elle qui est une princesse maintenant.

Le temps d’un éblouissement et la raison reprend le dessus. Vite, il lui faut la retirer. Mais la bague coince et Maria panique. Son cœur s’emballe, ses doigts tremblent. La porte de la chambre s’ouvre, une femme distinguée entre le sourire aux lèvres. Bonjour ! Vous avez… La femme regarde l’employée à l’air décomposé et la bague au bout de son doigt qu’elle ne cherche même pas à cacher.

Je suis désolée, susurre Maria les yeux baissés vers la moquette. Vous avez retrouvé ma bague, c’est une bonne nouvelle, je croyais l’avoir oubliée dans les toilettes d’un restaurant hier, rétorque la cliente en tentant de capter le regard de la femme de chambre. Comment vous appelez-vous ?

Maria donne son prénom d’une voix hésitante. La femme va la dénoncer, c’est mérité.

Maria, comme ma grand-mère, c’est un joli prénom, commente cette dernière en se rapprochant de l’employée. C’était une femme charmante et cette bague me vient d’elle, c’est pour cela que j’aime la porter.

Maria a pu retirer le bijou, le pose sur le bureau, les joues rougies par la honte. Cette bague est vraiment magnifique, je suis désolée…

Vous n’avez fait que l’essayer, jusque là ce n’est pas un crime, tempère la femme en plantant ses yeux dans ceux de Maria comme si elle y enfonçait le bras pour en retirer la bonde, je suis arrivée au mauvais moment, je n’en aurais certainement rien su autrement.

Sous le regard inquisiteur de la cliente, Maria sent ses vêtements tomber. Mais sa nudité fictive, étonnamment, lui redonne un semblant d’aplomb comme si elle révélait que son âme n’a rien à cacher. Je ne suis pas tentée d’habitude, je ne comprends pas, c’est la première fois que je me permets une telle attitude… assure-t-elle, mais la femme la coupe. Ce doit être tellement difficile pour vous toutes ces tentations. C’est aussi de ma faute, je n’avais pas à la laisser trainer. Et puis, il doit y avoir un effet Maria. Ma grand-mère tenait certainement à ce que vous l’essayiez. Avez-vous terminé ma chambre ?

Oui, madame, répond Maria. Presque elle ferait une courbette. Je vous souhaite une bonne journée.

Dans le couloir, elle s’agrippe à son chariot. La tête lui tourne. Tu es pâle, remarque sa collègue Janie, va te rafraichir un peu et mange un bonbon.

Tout l’après-midi, Maria pense à son forfait, se torture à coup de remords, se noie dans sa culpabilité. La nuit elle imagine le pire, la dénonciation, le licenciement pour faute lourde, le loyer qu’elle ne pourra plus payer, la rue pour son fils et elle. Les clients qui sont tout sourire et se plaignent pour trois fois rien auprès de la direction, elle les connait bien. Pour une tentative supposée de vol, elle ne peut y couper. La cliente lui a paru aimable, a parlé comme si elle ne prenait pas la chose au tragique, mais elle n’est certainement pas différente des autres. Maria se reproche sa faiblesse, transpire, tourne et retourne. Le sommeil la fuit comme si elle était devenue infréquentable. Quand elle doit retourner à l’hôtel le lendemain matin, c’est un calvaire.

En début de matinée, elle croise son patron, baisse la tête. Maria, vous avez un souci ? lui demande-t-il. Non, non, je suis fatiguée, élude-t-elle.

En fin de service, ne pouvant plus éviter l’étage fatidique, elle passe devant la chambre 223, celle de sa honte. Janie en sort, sourire aux lèvres. Sympa cette cliente, elle a laissé un pourboire et un mot : Merci pour tout !

Tu l’as vue sortir ? demande Maria. Non, répond sa collègue, mais selon Dominique, elle serait partie de très bonne heure. Il a fait son check-out à sa prise de service.

Il n’a rien dit à propos de la cliente ? s’inquiète Maria. Non rien de plus que ce départ à l’aube, pourquoi ? Janie fronce les sourcils.

A cet instant, le directeur de l’établissement sort de l’ascenseur et se dirige vers elles. Le coeur de Maria tambourine à lui défoncer la cage thoracique. Elle se tourne vers son chariot à la recherche d’un morceau de savon pour ne pas avoir à croiser son regard.

Bonjour mesdames, tout va bien ?

Ca va, répond Janie d’un air désinvolte. Absolument, renchérit Maria.

Oui tout va bien, pense t-elle en sentant ses épaules s’alléger d’un invisible manteau de plomb. La vie parfois n’est pas si chienne.

Photo : Freepik

Plumes gelées

Ce jeudi s’est abattue sur la région parisienne une pluie de flocons gros comme des plumes. Bien inhabituels au regard de leur taille et de leur précocité. Un vrai spectacle de bataille de polochons en pleine journée de novembre.

« On n’avait jamais vu cela », comme se désespèrent les victimes de catastrophes naturelles, désormais trop fréquentes. « Je ne l’ai jamais plus vu » aurait dit ma grand-mère paternelle. Certainement une traduction de son patois occitan qui nous enchantait quand on était gamins et qu’on moquait à l’envi.

Mais aujourd’hui c’est la nature qui se moque de nous, qui se rebelle, et elle en a bien des raisons, hélas.

Les bruits des souvenirs

Je suis allongée dans mon lit de jeune femme. Les yeux fermés. Tant de choses passent par ma tête. Je connais chaque bosse du matelas, chaque couture de l’édredon. Je n’ai qu’à lever la main, avec un angle dont j’ignore les degrés mais qui s’ajuste précisément, pour atteindre l’interrupteur.

J’entends le coq qui lance sa triple note chevrotante comme s’il s’étouffait. Et qui recommence pourtant trois fois de suite. Je sais que le jour commence tout juste à poindre même si derrière mes paupières closes, derrière les volets fermés, il serait bien difficile de le deviner.

Un long chuintement au loin qui signale le passage du train par vent d’est, quelques grondements de moteurs dans la rue devant, le claquement sec du placard dans la chambre de mes parents derrière la cloison, le craquement de la charpente, les ronflements de ma mère, le gargouillis du chauffe-eau dans la salle de bain, des pas étouffés sur le parquet…

J’ouvre les yeux. Le soleil filtre à travers les lattes du volet. Mes souvenirs me mordent les sens. Les autres lits sont vides. Personne d’autre que moi ne va se lever. Il n’y a plus que des fantômes dans cette maison.

Après mon père, ma mère. Mes parents sont partis pour toujours.

Humeur d’automne

L’automne donne le cafard. Entrée dans l’hiver, changement d’heure, premiers rhumes, soirées sombres, humidité, feuilles mortes, on se sentait mieux quelques semaines plus tôt (et ce n’est pas l’élection de Trump qui nous réconforte). Pourtant, l’automne a de bons côtés. Retour des soupes, des pulls en laine douce, des champignons, des châtaignes à griller dans la cheminée, et des feux de cheminée (même sans châtaignes) qui crépitent (je n’ai pas de cheminée, dommage !), des soirées sous le plaid, du pot-au-feu et autres plats roboratifs, des courges et des clémentines (miam !), des promenades dans le bruissement des pas sur les feuilles mortes. Et grain de raisin sur la tarte aux pommes, il n’y a qu’à lever les yeux pour les emplir de couleurs chatoyantes. L’automne, ce n’est pas si mal finalement.

Image par Gerd Altmann de Pixabay

La couverture

A ma maman

Quand elle descendait du bus scolaire, Clélie apercevait la vieille dame. Sauf en cas de mauvais temps. Assise sur son banc, toujours de la même manière. En plein milieu du siège, les jambes serrées dans un pantalon large, deux aiguilles à tricoter calées sous ses aisselles, un petit ouvrage en suspens au bout, un sac en toile rayée posé à sa droite.

Quelques mètres les séparaient que Clélie ne franchissait jamais. Pourtant elle l’intriguait cette dame sage. Que pouvait-elle bien tricoter ainsi, depuis des semaines ? Des mois même, depuis au moins la rentrée dernière.

Clélie et Josie

À chaque descente du car, la jeune fille jetait un œil vers la vieille femme. Février était particulièrement froid et pluvieux cette année-là et le banc resta vide près d’une semaine. Quand, enfin, Clélie identifia la silhouette familière, un élan la porta vers elle.

Bonjour Madame, dit-elle de sa voix cristalline, j’étais inquiète, je ne vous voyais plus.

La vieille posa son ouvrage sur ses genoux sans le lâcher et releva la tête. Ah c’est toi, jeune fille, je suis contente que tu viennes jusqu’à moi. D’habitude c’est de loin que je te vois. Comment t’appelles-tu ? Clélie, c’est joli comme prénom, et original. Moi c’est Josie, en vrai c’est Josiane, mais on m’appelle Josie depuis près d’un siècle. Tu es très jolie, mademoiselle, quel âge as-tu ?

Célie raconta qu’elle avait treize ans, était en cinquième et ce qu’elle aimait le plus, c’était le sport et le français. La poésie surtout. Moi aussi, j’adore les poèmes, répondit la tricoteuse. J’aimerais bien que tu viennes me réciter ceux que tu apprends à l’école.

Célie promit et régulièrement fit un détour par le banc pour contenter la vieille dame. Un jour, la gamine se décida : Qu’est-ce que vous tricotez ? J’ai l’impression que votre ouvrage n’avance pas, mais pourtant la couleur change.

Josie se mit à glousser. Clélie n’avait jamais entendu un rire pareil. Comme un gargarisme de graviers.

Les carrés de la vie

Je tricote des carrés, des carrés pas bien grands, c’est pour cela que tu ne vois pas l’ouvrage avancer. J’aime ça, travailler le petit, les détails. J’aurais aimé être bijoutière mais à mon époque peu de femmes exerçaient un métier, c’est dommage. Et toi qu’est-ce que tu voudrais faire dans quelques années ?

Clélie fit la moue. Je sais pas bien, avoua-t-elle. Peut-être poète ou météorologue. J’adore regarder les nuages.

Moi aussi, dit Josie. Regarde aujourd’hui je tricote en blanc, t’as remarqué les gros cumulus au-dessus de nos têtes ? Celui-ci, à ta droite, ressemble à un énorme chou-fleur. Je vais peut-être tricoter le prochain carré en vert, pour lui faire des feuilles.

D’autres cailloux s’entrechoquèrent dans la gorge de la vieille. Et Clélie rit à son tour sans savoir si c’était à cause de ce rire si bizarre, de cette histoire de couleur de laine ou de cette femme un peu poète. Un peu fofolle.

Vous vous asseyez toujours ici, formula un autre jour la jeune fille, parce que vous aimez ce coin ?

Josie désigna du menton la maison qui se tenait en arrière. Une petite maison beige aux volets bleu gris avec une pelouse proprette à l’avant. J’habite ici, dit-elle, derrière le mur. C’est mon banc, je t’assure, c’est moi qui l’ai fait installer. Le terrain est à moi jusque-là, dit elle en tapant des talons sur le sol. J’aime ça, regarder les gens passer, les jeunes qui partent et reviennent de l’école. Je ne connais qu’un seul prénom, le tien, mais je pourrais te parler du petit timide qui descend toujours en dernier, de la rousse qui attend que sa mère soit partie pour prendre la main de son amoureux, du grand dadais qui traine son sac comme un ballot de linge puant.

Ah oui, Kévin ! s’exclama la demoiselle en riant. Et personne ne vient vous parler ?

Si parfois. Mais tous les gens que je connaissais bien on finit par mourir. J’attends mon tour les aiguilles à la main. Je tricote la nature, ce que je vois, ce que je sens, parce qu’être vivant c’est ressentir. Je ne sais ni peindre, ni écrire, ni composer de la musique, je tricote des carrés, tous les mêmes. Non, pas tous les mêmes, je choisis la couleur en fonction de mon humeur et puis, regarde, dit Josie en sortant un carré vert sapin de son sac. Regarde, insista-t-elle en pointant du doigt quelques mailles plus foncées, la laine est joueuse, elle crée des motifs !

Josie affichait un sourire tout de dents déchaussées. Je te fais marcher, c’est moi qui suis une farceuse. J’ai trouvé un bout de laine foncé au fond de ma caisse et j’ai eu envie de l’ajouter parce que la veille le sapin là-bas était couvert d’étourneaux.

Vos carrés, c’est comme une poésie de la nature, dit Clélia en relevant les yeux de l’ouvrage. C’est un peu ça, ils sont destinés à rester après moi et à témoigner de ce monde avec mes yeux. Ainsi mon expérience de l’existence pourra peut-être guider d’autres personnes dans la recherche de leurs propres émotions.

Comment vous allez vous y prendre ? s’inquiéta la jeune fille. Je n’ai pas encore décidé, avoua son ainée.

Une vie en héritage

Des semaines plus tard, Clélie n’aperçut pas la tricoteuse pendant quelques jours, le temps se montrait particulièrement maussade. Les volets gris bleu restaient en partie fermés, mais la gamine n’osait pas aller frapper à la porte.

Un jour enfin, elle se décida. Un homme bien plus jeune que Josie lui ouvrit sa porte. Ah c’est toi Clélie, je ne savais pas où te trouver ! Ma mère m’a confié un paquet à ton intention. Elle tenait plus que tout à ce que je te le remette.

Elle est où, Josie ? s’inquiéta Clélie qui commençait à comprendre.

Elle s’est éteinte il y a trois jours, sereine, en disant qu’elle avait terminé son ouvrage de la vie, qu’elle avait fait de son mieux, que ses ratés n’avaient pas été trop désastreux et que les réussites lui avaient apporté beaucoup de bonheur. Qu’il était plus que temps pour elle de passer le relais !

Clélie dut ouvrir grands les bras pour saisir le colis, remercia et ne le déballa qu’arrivée au niveau du banc devant la maison, où elle put enfin le poser.

Elle en extirpa une grande couverture en laine tricotée, confectionnée à partir de pièces colorées cousue s entre elles. Clélia observa quelques carrés l’un après l’autre, remarqua une ombre dans un coin, un point plus serré sur l’un, une maille lâche, un fil brillant. Elle passa le plat de la main sur certains. Le vert était très doux, le bordeaux plus rêche, le bleu pâle piquait un peu.

Un résumé de la vie d’une adulte, de celle qui l’attendait et qui forcément avait une fin.

Douceur

Quand Clélie fut seule dans sa chambre, elle s’enveloppa bien serrée jusqu’aux joues dans la couverture et se mit à pleurer à grosses larmes qui mouillaient la laine près de ses yeux.

Enfin le flux cessa. La jeune fille sentit la chaleur de la couverture la saisir, l’envelopper. Comme si une main s’était tendue vers elle, elle se sentit apaisée.